TREIZE ILLUSTRATIONS DE STÉPHANE PERGER ont été envoyées à douze auteurs. Leur consigne : écrire une nouvelle qui se déroulera dans la ville de Yirminadingrad, et qui aura pour narrateur un personnage venu de l'extérieur de la cité. Le résultat : treize nouvelles qui, comme dans les premiers volumes de la série conçue par Léo Henry et Jacques Mucchielli, ne sont pas attribuées à leurs auteurs respectifs ; un recueil collectif qui fait retour sur une ville devenue support de rêverie, plus ou moins cauchemardesque, et de création. Au fil des livres s'ajoutent les nouvelles, construisant une mosaïque parlant de guerre, de misère, de souffrance et d'exil. Pour la publication du quatrième (et dernier) volume, intitulé Adar – Retour à Yirminadingrad, les Editions Dystopia ont lancé un financement participatif.
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Par Claire Cornillon LES CRÉATEURS DE LA SÉRIE, Léo Henry et Jacques Mucchielli (décédé peu avant la sortie du troisième volume), ont toujours pensé leur travail comme une œuvre ouverte et accepté toutes les propositions d'autres artistes qui souhaitaient l'investir. Le premier ouvrage, Yama Loka Terminus, explorait Yirminadingrad, ville imaginaire d'Europe de l'Est, au bord de la mer Noire, victime de la guerre et de la dictature, et chaque nouvelle y adoptait le point de vue d'un de ses habitants. Bara Yogoï s'éloignait de ce centre géographique pour s'attacher à une ville-usine détruite de la périphérie de Yirminadingrad. Avec Tadjélé, ce sont les exilés de Yirminadingrad, après sa chute, qui se racontaient, depuis les quatre coins du monde. Adar se propose donc de boucler la boucle en revenant sur les lieux du crime originel, précisément pour l'éclairer de nouveaux points de vue. – Légendaire LA TÉTRALOGIE TRAVAILLE AVEC BONHEUR le mélange des genres. Aucun texte ne se ressemble et la science-fiction y côtoie la politique-fiction, le reportage, le texte universitaire ou le témoignage. L'oeuvre se construit comme un ensemble de voix et de récits dans lesquels l'histoire des personnages s'inscrit dans un contexte qui n'est évoqué que par bribes, parfois ambiguës, parfois contradictoires. L'histoire de Yirminadingrad y plonge ses racines dans un passé mythique où rêve une "scolopendre au centre du monde". De même que le travail d'écriture repose aussi sur le travail graphique de Stéphane Perger, l'histoire même de la tétralogie repose sur des images, comme des photographies oubliées qui referait parfois surface ("Comme l’attestent l’ensemble des photos prises à l’époque, les bâtiments sont déserts la nuit des bombardements. Contrairement aux rumeurs, les vigiles eux-mêmes sont relevés de leurs postes : les ossements retrouvés sont identifiés comme ceux de chiens errants, venus en grand nombre se réchauffer dans le périmètre délaissé.")* ENTREPRISE POÉTIQUE AUTANT QUE POLITIQUE, la tétralogie, jamais formaliste, s'attache pourtant à des propositions radicales, qui risquent de dérouter. Multiplication des styles et déconstruction de la narration ouvrent les limites d'un récit pour en faire un monde. Quand bien même l'univers y est sale et violent, il s'en dégage une beauté déroutante qui tient précisément à sa force poétique. Le monde de ces nouvelles semble pourtant bloqué, déterminé par les souvenirs tragiques du passé et sans grande perspective d'avenir. Un monde qui fonctionne en apparence, mais qui se révèle en ruines, sapé par des dynamiques souterraines dénoncées seulement par certains. Un espace de misère économique, de conflits ethniques, de solitude. Dès Yama Loka Terminus, les destins se délitent. Les personnages errent dans une ville où la violence est omniprésente. On parle de textes en textes de dictature, de génocide, de "normalisation". Les corps y souffrent et les âmes y sont malades parce que le système dans lesquels les personnages sont pris n'a plus rien d'humain. Réflexion politique, non pas systématisée ou didactique, mais brute dans ses images et sophistiquée dans son ambiguïté, la tétralogie explore un univers dystopique qui vient cogner contre notre propre monde. – Violence YIRMINADINGRAD, COMME SON DESTIN, devient au fil des textes un repère, un cri de ralliement, un souvenir, une légende qui existe à l'état de trace. De même que l'univers fragmentaire que dessine l'ensemble des textes organisé autour de ce centre vide, qui échappe constamment alors que tout semble toujours y ramener. En cercles concentriques, les trois premiers volumes s'éloignent toujours plus du noyau géographique, jusqu'à Tadjélé, précisément sous-titré "Récits d'exil". Dans "Les mauvais jours finiront", la ville, réduite parfois à son initiale, devient même un emblème que l'on accuse de ne renvoyer à rien, de ne pas exister, et qui porte cependant l'élan de la révolte. Que sait-on d'elle après tout, à part ce que l'on nous en a raconté ? Yirminadingrad existe par les récits qui en sont faits au cours des nouvelles et finit par gagner le statut mythique que possédait l'histoire originelle du scolopendre au centre du monde. Elle est un lieu imaginaire à investir, qui dit le monde précisément parce qu'elle n'est pas le monde. En ce sens, la démarche des auteurs de ce cycle devient ici expressément méta-textuelle et "Les mauvais jours finiront" pourrait être lue comme un mode d'emploi a posteriori de l'ensemble des autres textes.
CET ENTRELACEMENT ENTRE LE TEXTE et le méta-texte est constant au sein des œuvres qui se donnent des contraintes stylistiques, qui forgent un contexte langagier et structurel qui va stimuler la naissance de récits. Rien d'étonnant alors à ce qu'Adar mime dans son concept même la démarche qui est la sienne : les auteurs qui s'approprient cet univers y parlent de personnages qui découvrent une ville qui n'est pas la leur. De fait, le cycle se construit de manière organique, sans plan préconçu, comme l'étirement tentaculaire d'un concept de départ si intense qu'il ne peut que continuer à se développer une fois posé. Yirminadingrad, répète souvent Léo Henry, est un outil d'écriture : un lieu qui permet de faire éclore des récits et qui, dès lors, n'appartient pas à ces auteurs d'origine. Adar en est une autre preuve. "Un rire d'enfant à la fin du monde,
Les larmes d'un vieil homme,
Seul, assis dans les ténèbres.
Le désir, violent, douloureux.
Les applaudissements d'une jeune femme à la mort d'un homme,
Le goût du sang sur mes lèvres,
Mourir, sans savoir si Yirminadingrad vivra."
("Et s'échapper des côtes rompues, et se répandre en nuées immenses", Yama Loka Terminus) C. C.
----------------------- à Paris, le 17 mars 2016
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Yama Loka Terminus
Léo Henry et Jacques Mucchielli
L'altiplano 2008
Bara Yogoï
Léo Henry et Jacques Mucchielli, Stéphane Perger
Dystopia Workshop 2010
Tadjélé. Récits d'exil
Léo Henry, Jacques Mucchielli, Laurent Kloetzer, Stéphane Perger
Dystopia Workshop 2012
Adar – Retour à Yirminadingrad
Textes de Stéphane Beauverger, David Calvo, Alain Damasio, Mélanie Fazi, Vincent Gessler, Sébastien Juillard, Laurent Kloetzer, luvan, Norbert Merjagnan, Jérôme Noirez, Anne-Sylvie Salzman et Maheva Stephan-Bugni Illustrations de Stéphane Perger
Sortie en octobre 2016
* in "L’atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons sans échappée possible", Bara Yogoï
Crédits illustrations : © Stéphane Perger