EN MAI DERNIER, Éric Reinhardt était de passage à Lyon pour participer aux Assises Internationales du Roman. L'occasion d'une rencontre avec l'auteur de Cendrillon et du Système Victoria pour évoquer son parcours, mais surtout son rapport sensible à la lecture et à l'écriture.
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Par Robin Andraca
EN 1991, LORSQU'IL EST LICENCIÉ de la maison d'édition d'art où il travaillait – un licenciement économique -, Eric Reinhardt prend le risque de tout perdre. Sa carrière dans le monde du livre est pourtant bien lancée et, "s'il ne déconne pas trop", il peut réussir à avoir une vie de salarié "plutôt pas mal". Mais il pressent déjà que son destin n'est pas de travailler dans l'édition. Alors il écrit. Comme Maurice Blanchot, Eric Reinhardt y voit une véritable prise de risque, un sacrifice absolu. Il faut se faire peur, jouer quelque chose. Pendant les deux années et demi qui suivent, Reinhardt va donc tracer une immense ligne blanche sur son CV, jusqu'à ce qu'il mette un point final à son premier roman. Pour comprendre ce geste, il faut revenir quelques années auparavant, en 1981.
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Lire
ERIC REINHARDT A ALORS 16 ANS. C'est un adolescent perturbé, en conflit avec ses parents et leurs valeurs, dans la confidence des jeunes femmes mais rarement dans leurs lits. Il est écrivain de partout, dans sa tête, dans son corps, dans sa relation au monde, mais il n'écrit pas. Ou si peu. Arrivé tardivement à la littérature - "Je ne fais pas partie de ceux qui ont lu Dostoïevski à 8 ans, Proust à 12" - celui qui n'est pas encore l'auteur de Cendrillon prend des notes, a des projets de livres, écrit des textes courts. Mais ça ne va pas, le moment d'écrire n'est pas encore venu. Alors il lit : James Joyce et son Déladus, Baudelaire et son Spleen de Paris, Lautréamont et ses Chants de Maldoror. Autant de révélations.
MAIS PUISQU'IL FAUT BIEN "VIVRE", et aussi parce qu'il a hérité de ses parents la peur de l'échec et du chômage, il entre dans une école de commerce. Alors que la littérature occupe une place de plus en plus importante dans sa vie, il refuse d'entrer dans une fac de lettres. L'idée d'aller dans un amphithéâtre avec plusieurs centaines de passionnés de littérature autour de lui et la peur de voir sa personne se diluer l'effraie. Pour cultiver ce sentiment de singularité, qui semble alors indispensable, "vital", au jeune Eric Reinhardt, la prépa HEC puis l'école de commerce semblent idéales. Il garde d'ailleurs d'excellents souvenirs de ces années-là. Il excelle en philosophie, en français, en histoire - ce qui compense les mathématiques. Son projet, à l'époque, est de travailler dans le monde de l'édition, de se rapprocher "petit à petit" de sa passion pour les livres, en particulier les livres d'art, et pour l'écriture. Il ne pousse pas le cynisme jusqu'à aller travailler dans une banque ou dans une compagnie d'assurances pour pouvoir témoigner depuis l'intérieur de ce "système". Aujourd'hui, il ne le regrette pas. D'abord parce qu'il pense qu'on ne peut pas témoigner du système en étant dans le système. La position qu'il occupe aujourd'hui semble lui donner une bien meilleure vue de la situation. Et ensuite parce qu'il lui paraît tout de même plus "sain", à un moment donné de son existence, de se retrouver dans un milieu plus familier, entouré de personnes qui ont les mêmes passions et la même vision du monde que lui.
SES ETUDES VONT DANS CE SENS : il fait des stages dans des maisons d'édition puis, en 1988, à peine son diplôme en poche, trois maisons lui ouvrent leurs portes : Gallimard, Belfond et Albin-Michel. C'est la dernière qui l'emporte. Il commence alors à travailler dans l'édition, puis dans l'édition de livres d'art, tout en continuant à se rêver écrivain. Et ce n'est donc que trois ans plus tard, à la faveur d'un licenciement, qu'Éric Reinhardt se lance dans l'écriture de son premier roman. Mais au fil des mois, la situation se tend. La carrière des autres décolle, lui accumule des lignes, il se sent de plus en plus coupé de la réalité et de la vie sociale. Au bout de ces deux années de travail et d'isolement, il se retrouve avec près de mille pages. En fin de droits, il retrouve du travail chez Hazan, maison qu'il co-dirigera avec Eric Hazan pendant cinq ans. Il a de nouveau un métier, un salaire : le retour dans le réel se passe mieux que prévu. Ce qui lui permet d'achever son premier ouvrage : il s'y consacre religieusement chaque mardi et jeudi soirs ainsi que le samedi, pendant les deux années et demi qui suivent encore. Le manuscrit enfin achevé, cinq ans après son commencement, Eric Reinhardt envoie son manuscrit à Actes Sud, qui l'accepte. En 1998, Demi-sommeil est publié. En 1999, il quitte les éditions Hazan et continue de faire des livres d'art, mais en free lance, pour différentes maisons. Le dernier qu'il a conçu, dont il a également écrit les textes, est la somme consacrée aux vingt ans de la maison Christian Louboutin. Un livre-objet somptueux inventé avec le maître-chausseur.
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Écrire
COMME UN REFRAIN, ce mot revient souvent dans la conversation. Lorsqu'il évoque ses parents ("Ils étaient très angoissés par le monde qui les entouraient. On peut retrouver ça dans chacun de mes livres.") ou qu'il parle de lui : "Je suis angoissé. C'est mon état naturel. Ma vie est un combat contre cela". Malgré la reconnaissance, malgré le succès, cette inquiétude ne l'a jamais quitté. Chaque nouveau livre l'intimide. Parfois même, l'angoisse culmine et il ne peut plus écrire. Pendant la rédaction de Cendrillon, cette dépression de l'écriture a paralysé son geste pendant tout un printemps. Le livre oscille d'ailleurs entre deux pôles : la noirceur de la description qu'il fait de notre monde et, à l'autre bout, la recherche de l'épiphanie, de l'enchantement, de la grâce, de l'amour et de l'extase. Si Éric Reinhardt aspire au bonheur, à davantage de sérénité, il lui semble néanmoins devoir déployer une énergie, une vigilance plus importante pour se tenir à l'écart de ce pôle mélancolique, ce fond d'angoisse. Aujourd'hui, il a appris à faire avec. Il lui semblerait même absurde de composer sans. "Sans doute que j'ai besoin de ces moments-là. Je préfèrerais ne pas les connaître, je déteste ça, mais si mes livres ont un intérêt, peut-être vient-il de ce que produisent ces états-là".
L'ANGOISSE, QUI LE TRAVAILLAIT déjà à l'adolescence, ne l'a pas quitté. Son salut par l'écriture, qu'il désirait tant, il l'a obtenu. Il n'est toujours pas ce lecteur compulsif, boulimique, qui peut lire tout et n'importe quoi. Ses lectures doivent avoir un sens. Elles ne doivent pas non plus contaminer son écriture, comme certaines voix trop puissantes sont capables de le faire. Tout naturellement, il confesse qu'il n'a pas un esprit très aventureux, qu'il n'est pas spécialement à la recherche de nouveaux écrivains, de nouveaux talents. Il ne lit que ce qu'il est à peu près sûr d'aimer. Rien ne le déprime plus, d'ailleurs, que la lecture d'un livre qui lui donne l'impression de perdre son temps. De chaque livre, il attend qu'il lui apporte de la force, du bonheur. Gourmand, il déclare d'ailleurs qu'il a gardé "ce truc très originel de l'adolescent qui attendait de la littérature son salut, qu'il représente un ailleurs vivable".
MAIS L'ANGOISSE n'est pas son seul moteur. "J'ai quasiment à chaque fois l'idée d'une forme. Je ne peux pas commencer un livre sans." Pour son dernier roman, Le Système Victoria, dévoiler la fin de l'histoire dès les premières pages a constitué un véritable déclic dans l'écriture, permettant à l'auteur de transformer une histoire d'amour un peu folle, excessive, perverse, en véritable tragédie. Pour Cendrillon, en revanche, Eric Reinhardt avait écrit les quatre lignes narratives séparément avant de redécouper son livre au montage. Pour parler de son métier, il a d'ailleurs cette métaphore qu'il aime bien : "Je pars de Paris, je sais que je vais à Marseille. Je connais un peu la géographie, je sais que je vais passer par Lyon, Valence, Montélimar. J'ai quelques points de repère comme ça mais je suis incapable, avant de prendre la voiture, de décrire le paysage, de dire ce que je verrai à travers la vitre". C'est bien par le déplacement, que le livre se découvre et se dévoile à l'auteur. "J'ai toujours une vision de 500 mètres. Les 500 prochains mètres."
R.A.
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A Lyon, le 05/07/2012
Eric Reinhardt, Le Système Victoria, Stock (2011)