Alix Cléo Roubaud, le quai des brumes
Quelques mois avant sa mort d'une embolie pulmonaire, à l'âge de 31 ans, son premier professeur de photographie, Alain Desvergnes, sélectionnait la séquence photographique Si quelque chose noir d'Alix Cléo Roubaud pour les Rencontres d'Arles. Elle n'a pas, de son vivant, connu le succès que la publication de son Journal par son époux, le poète Jacques Roubaud, semble susciter aujourd'hui. Edité une première fois en 1984, la réédition en novembre 2009 augmentée de vingt-six photographies supplémentaires et de textes inédits a provoqué un regain d'attention sur une œuvre injustement tombée dans l'oubli. A l'automne dernier, les quelque soixante clichés laissés par l'artiste ont été exposés au musée d'Aurillac et, le 25 février, Roger-Yves Roche, professeur à l'Université Lyon 2, a organisé une conférence "Pour Alix Cléo Roubaud" dans le cadre du cycle de rencontres "Préférence Photographie" au musée des Moulages de Lyon, en présence de Jacques Roubaud.
Alix Cléo Roubaud, née Alix Cléo Blanchette à Mexico, de nationalité canadienne. Roger-Yves Roche, auteur de
Photofictions : Perec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes note immédiatement que faire de la photographie pour l'artiste qui chérit tant le noir est comme une manière d'exorciser son nom de jeune fille. De père anglophone, ambassadeur, de mère francophone, peintre, Alix Cléo Blanchette connaît dès l'enfance une errance géographique et linguistique, source de troubles pour celle qui souffrait de "
ne posséder spontanément aucune de ses deux langues". Certaines pages du
Journal sont rédigées en anglais - et lorsqu’elles ne sont pas traduites par leur auteur même, le sont par les soins du poète. A la mort d'Alix Cléo Roubaud, ce dernier découvre les cahiers dans lesquels sa femme écrivait "
dans l'ordre des jours, sans revenir en arrière, sans corriger, sans effacer, pour elle-même" et sans doute, ajoute-t-il, "
dialoguant avec son Dieu", l'artiste étant de confession catholique. Il décide de les montrer à Denis Roche, poète et photographe qui assurera leur publication en 1984 dans la collection
Fiction et Cie aux éditions du Seuil. De cette disparition prématurée naissent les poèmes du recueil
Quelque chose noir, dont le titre reprend celui de la séquence photographique, poèmes de deuil dans lesquels Roubaud dialogue avec le
Journal.
En 2007, le recueil
Quelque chose noir est mis au programme du concours de l'Ecole Normale Supérieure, sans que son auteur ne soit mis au courant. Ce premier traumatisme imputable à une institution qui, selon Roubaud, a fait un mauvais choix en proposant à des étudiants de 20 ans un recueil de deuil, est redoublé le jour du concours lorsqu'un étudiant, probablement, qui ne s'attendait sans doute pas à ce que la seule œuvre
de poésie contemporaine tombe à l'examen, a déclenché une alerte à la bombe. Toujours est-il qu'au cours de cette année de préparation, les étudiants et les professeurs auraient souhaité se procurer le
Journal dans les librairies, chose impossible, le stock ayant été épuisé. C'est en partie pour remédier à cette pénurie que Jacques Roubaud a proposé une réédition.
Il est vrai que pour comprendre cette phrase du poète : "
Impossible d’écrire marié(e) à une morte", où le féminin fait étrangement irruption, il faut la rapprocher de celle du
Journal : "
Impossibilité d'écrire mariée à un poète", qui dit la difficulté de vivre avec un "
manieur de la langue" pour celle qui a voulu, un temps, être écrivain et qui composait des poèmes. Cependant, le
Journal témoigne d'une élaboration stylistique originale, d'une typographie étonnante liée au fait que la machine sur laquelle Alix Cléo écrivait avait un clavier canadien, caractères d'imprimerie partiellement utilisés par le poète, comme un hommage, comme pour réparer, après la mort, cette impossibilité d'écrire en utilisant ses mots. De même, dans le poème "
Je voulais détourner son regard", le poète intègre des fragments du
Journal : "
Evidemment, ce n'était pas un cadeau ordinaire, celui de me livrer, à cinq heures du matin, un vendredi, l'image de ta mort. / Pas une photographie / La mort même même. identique à elle même même", qui rappelle l'épisode rapporté dans le
Journal où Alix offre à son époux un cliché où il "
regarde sa propre mort, qu'il éclaire, sans visage, de sa main." Le dialogue avec l'œuvre de la photographe résonne si fort dans
Quelque chose noir qu'on a parlé à son propos d'écriture photographique. Bien que ces écrits constituent un document précieux - comme si les brouillons n'avaient pas été rédigés par l'auteur -, il serait cependant regrettable de ne voir l'un et l'autre que comme deux reflets, le recueil attestant par ailleurs d'une construction rigoureuse, composé de neuf sections comportant neuf poèmes de neuf alinéas, achevé sur un poème intitulé "
Rien", neuf étant le dernier de la série des chiffres, symbole de la mort, du deuil. De même, donc, que le recueil est le fruit d'une élaboration où les travaux de l'Oulipo (Jacques Roubaud intègre l'Ouvroir de Littérature Potentielle dès 1966) et leur goût pour la contrainte sont visibles, de même le
Journal possède une autonomie, un intérêt en soi.
Les crises d'asthme, les médicaments, l'alcool, les angoisses – au cœur du
Journal, cette phrase effrayante comme une prophétie : "
Tu me verras morte Jacques Roubaud." - mais aussi les joies menues et furtives qu'offre l'existence, Alix Cléo Roubaud note tout, esquissant un autoportrait que complètent les photographies qu'elle prend d'elle-même dans le miroir ou à l'aide du retardateur. Mais, dit-elle, "
toutes les photographies sont moi", concevant cet autoportrait comme l'un des avatars de la confession, "
comme la transposition du regard de Dieu, une métaphore, un relai." Elle relit ses notes régulièrement pour observer les évolutions de sa vie intérieure et pour "
dompter les démons" du suicide qui la guettent. Le premier titre de la séquence photographique
Si quelque chose noir est ainsi "
rakki tai", terme japonais désignant une forme poétique médiévale qui a précisément cette fonction d'exorcisme.
Les photographies d'Alix Cléo Roubaud représentent souvent le couple qu'elle forme avec le poète, au lit ou à la table de travail. Ainsi de celle qui montre le poète à son bureau et l'épouse, "
la Muse " comme elle aimait, selon Jacques Roubaud, à s'appeler elle-même, penchée sur lui. Parmi ces photographies, certaines sont prises dans le miroir, ou avec un retardateur. Photographies sentimentales,
intimes, familiales esquissent la figure de l'artiste. La grande séquence,
Si quelque chose noir, est reproduite intégralement dans le
Journal. L'évolution à l’œuvre dans les quinze photographies est claire : selon Jacques Roubaud, il s'agit d'une "
mise au tombeau de l'artiste". La photographe elle-même, le 16 octobre 1981, note : "
Toujours ; la disparition. / but esthétique : la disparition."
Le
Journal se fait également l'écho des théories d'Alix sur la photographie, à travers nombre de notes de lecture, de réflexions sur les rapports qu'entretient ce medium avec les autres arts, celui-ci posant "
naïvement toutes les questions des autres arts". Si elle affirme que la photographie doit bel et bien se détacher de la peinture, elle reste par certains aspects proche du pictorialisme, considérant comme les tenants de cette école que la dimension artistique de la photographie réside dans l'intervention humaine, au tirage. Le pinceau lumineux qui permet de créer des traînées de lumière, les caches sur les négatifs, les coloriages sont autant d'artifices qui éloignent l'artiste d'une photographie "
straight", compte rendu fidèle d'une réalité savamment orchestrée. De même que Roubaud utilise, pour ainsi dire, des brouillons qui ne sont pas les siens, Alix Cléo Roubaud n'hésite pas à exploiter des négatifs qu'elle n'a pas réalisés elle-même. Pour elle, la négatif n'est rien de plus que la palette du peintre et Roubaud précise qu' "
une œuvre photographique qu’elle signait était composée par sa main aidée de la lumière et de la chimie." Corollaire de cette conception qui fait de chaque tirage une œuvre unique, aucune œuvre posthume n'est possible.
Dans son dernier film, le réalisateur Jean Eustache (1938-1981) met en scène son amie Alix expliquant à son fils, Boris Eustache, certaines de ses photographies.
Les Photos d'Alix (1980), court-métrage de 18 minutes, qui devrait être disponible dans le courant de l'automne 2010 dans l'intégrale du réalisateur, permet à la photographe d'exposer son travail et de le commenter, affirmant par là certaines de ses théories esthétiques. Cependant, le commentaire est court-circuité par le montage d'Eustache qui travaille à décaler le discours d'Alix de l’image dont elle parle réellement. Travail subtil qui dit sans doute beaucoup du rapport du cinéaste à l'image, complexe, mais drôle tout autant : ainsi, le décalage fait qu'Alix parle d'un coucher de soleil sur Fès alors que la photographie montrée la représente nue dans un cliché intitulé "
pornographie bourgeoise". Certaines des phrases qu'elle prononce dans le film sont reprises dans les deux textes inédits placés en Annexes dans le
Journal.
L'œuvre photographique d'Alix Cléo Roubaud pose la question de l'insertion du temps dans la photographie qui est, de manière générale, associée à l'instantanéité. A cette fin, elle effectue des collages, comme dans ce cliché où on la voit assise, enfant, souriante, face à son corps mort. Elle travaille avec l'obturateur ouvert un long moment, afin que la pellicule imprime les différentes étapes d'une déambulation dans l'espace de
Si quelque chose noir. Dans
Les Photos d'Alix, la photographe dit d'ailleurs : "
toute la photographie lutte contre la mort, contre le passage du temps, contre les choses qu'on ne verra plus." De la même manière, dans
Quinze Minutes la nuit au rythme de la respiration, "
une photographie de la nuit nue, et une photographie faite nue dans la nuit, l'appareil photographique tenu contre la poitrine sans étoffe, contre la poitrine même, nue" - cette note de Jacques Roubaud dans "
le grand incendie de londres", dont le récit de la première "Branche" est ponctué de photographies d'Alix, montre que la Muse traverse l’œuvre du poète – est prise avec une ouverture de l’obturateur de dix-quinze minutes. Sur le cliché où figurent des cyprès, ce ne sont pas les arbres qui bougent, mais le souffle d'Alix qui meut l'appareil : "
c'est pourquoi cette photographie est autant photographie du souffle que des cyprès", signature de l'artiste.
Alix Cléo Roubaud avait étudié la philosophie à Aix-en-Provence et à Paris et préparait une thèse sur le statut de l'image chez Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Parmi la collection de moulages du musée lyonnais illustrant l'évolution de la sculpture de la Grèce antique jusqu’au XIXe siècle, Jacques Roubaud parle de la distinction wittgensteinienne chère à Alix entre "
l'image", vivante, et la "
piction", oisive : "
Le 'tirage', seul, peut mettre [la piction du négatif] en mouvement et en faire, véritablement, une image." De même que la sculpture donne l'illusion d'un mouvement, la bonne photographie n'est pas figée, pense Alix. Quelques jours avant sa mort, elle note : "
et souhaite continuer à tenir ce journal pour y confier de pareilles choses irrépétables, incompréhensibles ; simples." Comme la photographie, l'écriture du
Journal avait pour but de saisir l'insaisissable ; de fixer, en noir et blanc, la disparition.