"S'IL Y AVAIT BIEN UN TYPE RIGOLO dans la vie, c'était Franz Kafka." Dans son nouveau roman, Kafka à Paris, Xavier Mauméjean raconte le voyage qu'ont effectué l'écrivain pragois et son ami Max Brod à Paris en septembre 1911, peu de temps avant que Kafka n'écrive son premier texte publié, Le Verdict. Comment le jeune homme enthousiaste qui quitte Prague va-t-il devenir celui que l'on connaît, ou croit connaître, l'écrivain à l'univers sombre et oppressant dont l’œuvre présage notamment les horreurs totalitaires et concentrationnaires du XXe siècle ? Xavier Mauméjean s'empare de ce séjour, sur lequel on ne sait que peu de choses, pour brouiller, comme il a l'habitude de le faire, la frontière entre réalité et fiction. – Par Claire Cornillon
KAFKA A PARIS EST UN VOYAGE qui conduit, comme pour les deux personnages du roman, de l'autre côté du miroir. Tout commence, certes, sur un ton léger, et les anecdotes semblent inoffensives. Pourtant, quelque chose hante les pages du roman et devient de plus en plus manifeste à mesure que les chapitres s'égrènent. Ce qui obsède discrètement le protagoniste est cette question de l'identité qui dessine une angoisse sourde chaque fois qu'il se regarde dans le miroir. "Dans l'obscurité de sa chambre, les traits pâles reflétés par le miroir de la salle de bains, Franz eut l'impression de n'être qu'un personnage dessiné à la craie sur un tableau noir, qu'un rien suffirait à effacer." C'est là la définition même du concept freudien de l'inquiétante étrangeté. Le psychanalyste sera d'ailleurs, avec l'illusionniste Houdini, le protagoniste du projet suivant de Xavier Mauméjean. Si l'on se regarde suffisamment longtemps dans la glace, le soi devient soudain imperceptiblement autre. Image de l'homme moderne, de ses doutes et de ses angoisses, s'il en est.
– Au-delà du réel
L'UNIVERS QUE DÉCRIT XAVIER MAUMEJEAN est aussi celui-là, un monde extrêmement documenté et en apparence réel, mais dans lequel vient s'infiltrer subrepticement la fiction. Ou alors est-ce l'inverse ? Déjà dans American Gothic, tout était vrai, disait Mauméjean, ou presque. Et le roman jouait de cet interstice pour faire surgir la face sombre de l'imaginaire américain. Il y inventait Daryl Leiland, auteur américain incontournable qui aurait compilé des contes venus de la tradition américaine dans son livre Mother Goose, que les executives de la Warner cherchent à adapter au cinéma. Vertige de la fiction, le roman plonge dans une ambiguïté aussi sombre et fascinante que les histoires de Leiland. "Personne ne peut comprendre Daryl Leiland sans avoir d'abord été inventé par lui." Mauméjean, dans nombre de ses œuvres, écrit ainsi dans les interstices du réel à partir de prémisses vraies, mais qui paraissent pourtant plus fictionnelles que la fiction. Le voyage de Kafka est de celles-ci. La documentation n'est pas une aide ou un ornement dans le travail de l'écrivain mais bien le socle même de son écriture : l'histoire est un terrain de jeu à défier, subvertir et ré-émerveiller.
MAIS SI LE PASSÉ EST AU COEUR d'un roman qui s'inscrit au début du XXe siècle, ce qui hante ses pages est tout autant la spectralité de l'histoire à venir. Dans la Belle Epoque des années 1910 se dessinent en creux les drames du XXe siècle, et notamment l'antisémitisme et la Shoah. Dès lors, les références qui annoncent les futurs romans de Kafka, comme le tatouage en forme de cafard, qui présage graphiquement La Métamorphose, n'apparaissent pas tant comme des procédés ludiques que comme un brouillage des temps, faisant apparaître les soubassements de l'histoire. L’œuvre de Kafka est intrinsèquement liée à son époque. Elle en est probablement paradigmatique. L'horreur déshumanisée qu'il a décrite est celle de l'ordre totalitaire, de la civilisation qui s'emballe et qui révèle sa propre barbarie. Déjà, dans La Vénus Anatomique, autre roman de Xavier Mauméjean et uchronie sur le philosophe matérialiste La Mettrie, les prémisses des totalitarismes se construisaient au sein même du siècle des Lumières, comme pour superposer les origines et leurs conséquences alors insoupçonnées, la science devenue folle et la raison mise au service de la destruction de l'humain. Kafka à Paris s'inscrit dans la continuité de cette démarche, mais dans un registre plus étrange que science-fictionnel.
– Sentiment de la fin
LOIN DU PARIS HOLLYWOODIEN, vintage et merveilleux, que l'on attendrait peut-être avec un tel projet, celui que découvre Kafka et Brod est sale, sombre et violent. Pour autant, l'humour et la virtuosité du jeu documentaire, qui est celui de Xavier Mauméjean, donnent de la vie à cet univers aussi étranger pour nous que pour les personnages qui y débarquent avec joie et naïveté. L'angoisse n'est pas désignée, elle n'est pas soulignée. Elle envahit le quotidien, presque malgré lui, donnant à ressentir de l'intérieur les ambivalences d'une époque et l'écroulement d'un monde, déjà programmé dans ses prémisses mêmes. Le passé dans lequel s'inscrit le roman fait peser son poids, comme un écho en acte au sentiment de la fin. Non pas au sens d'une nostalgie de ce qui a précédé mais bien à la conscience troublante que l'objet de cette nostalgie n'a jamais été. L'effusion culturelle et la dimension subversive de l'avant-garde sont certes présentes, mais comme le souterrain d'un monde qui leur est purement et simplement opposé. Fernand Léger et Apollinaire n'appartiennent pas à ce monde, ils y travaillent à la marge, jouant de cette dialectique entre la distance et la proximité que confère une lucidité plus ou moins consciente. L'élan du voyage est broyé face à l'absurde des mécanismes auxquels les personnages sont confrontés. Des rouages qui, mis au jour, révèlent les impensés d'une époque et les dynamiques qui vont éclater progressivement au grand jour. Ainsi le commissaire Hamard compare-t-il Kafka et Brod au fondateur d'une des plus grandes écoles talmudiques qui apparaît sculpté sur la Bibliothèque Sainte-Geneviève : comme lui, dit-il, "vous êtes des étrangers, des personnes en surnombre. Nous ne connaissons pas vos intentions."