Alexandre Tharaud, en équilibre
A force de labeur patient et par la sincérité de son jeu, Alexandre Tharaud a su s'imposer parmi les interprètes français de la scène classique. Voilà dix ans que le pianiste déambule dans un répertoire des plus riches. Dernier maître en date passé sous ses doigts : Frédéric Chopin (1810-1849), déjà à l'honneur avec deux expositions à Paris cette année (lire notre article), auquel Tharaud a consacré un disque, Chopin, journal intime. Portrait d'après rencontre d'un virtuose, non moins qu'un créateur.
Avant même les premiers mots, son corps parle. Pressé par le retard dont il a pris soin de prévenir, il traverse à grandes enjambées le salon de l'Hôtel parisien où a lieu le rendez-vous. Son port de tête est droit et son pas, léger. Il aurait pu être danseur, il en a la grâce. L'art de jouer du piano n'en est peut-être pas si éloigné. Si, pour en parler, Alexandre Tharaud avoue que les mots manquent, il n'est pas sans ignorer que sa seule présence en dit déjà long. Ses mains sveltes et libres, mues avec douceur, répondent à un visage clair. Son jeu est indéniablement marqué du sceau de cette douceur mêlée de finesse. Nulle sensiblerie ou préciosité cependant, moins encore de mondanités. Ni négligé ni guindé, l'artiste aime la simplicité. Une écharpe sobre nouée sur un pull noir boutonné à l'épaule lui donne l'air d'un écolier sans âge. Pour donner à voir une jeunesse qui semble n'être pas faite pour passer, ses traits n'en sont pas moins pétris de maturité. Un regard serein vient l'affermir. D'une voix qui frôle le murmure, le musicien engage le dialogue avec spontanéité. Il est aisé de comprendre qu'au fil des années, cette voix s'est imposée moins par la véhémence que par la conviction.
Né trop tard, voilà ce qui vient à l'esprit devant cet homme profondément attaché au début du siècle dernier. C'est avec un ravissement non dissimulé qu'il se prend à peindre le tableau de ce dîner grandiose donné au Lutetia, à l'occasion duquel se retrouvent des personnalités aussi illustres qu'Igor Stravinsky, Marcel Proust, Jean Cocteau et Marcelle Meyer, tant admirée. Meyer, le grand nom. Figure vénérée appelant à sa suite une génération d'interprètes qui inspira très tôt le pianiste et dont il se sent aujourd’hui l'héritier. S'il n'y a guère de compositeur dont il se pique d'être le spécialiste, titre qui, au contraire, l'effraie, Alexandre Tharaud trouve plutôt à s'inscrire dans une certaine tradition du piano français. Derrière l'idée par trop abstraite de "piano français",
l'artiste cerne avant tout une aspiration disparue à "
faire sonner le piano par le timbre, le faire parler". La rencontre avec ce "piano qui parle", c'est à son premier professeur, Carmen Taccon-Devenat, qu'il la doit. Nul besoin de fouiller sa mémoire, le souvenir est intact : "
Je suis arrivé chez elle à la main de mon père, tout me paraissait très grand. Je n'avais que cinq ans. J'avais un petit sous-pull blanc et un pantalon en velours côtelé, très à la mode à l'époque. Je me souviens surtout qu'elle a mis un gros coussin sur le tabouret du piano qui, même à sa hauteur la plus élevée, était trop bas pour moi. On m'a porté, puis elle a pris ma main droite de sa main gauche et l'a posée sur le piano. Je me rappelle de ce premier contact charnel, non seulement avec le clavier mais avec la main de ce professeur qui, tout en étant douce, me dirigeait déjà. Cette seconde-là a été un basculement dans ma vie."
Dès lors, cette recherche de la vibration et du basculement, de celui qui survient en quelques notes, n’a de cesse de nourrir la curiosité de l'interprète pour des répertoires peu communs. Par là, le pianiste révèle, mêmes aux oreilles les plus averties, des affinités insoupçonnées entre les compositeurs familiers du grand public et un autre langage musical, celui d'un Darius Milhaud, ou d'un Federico Mompou qui, pour être dans la sensation et aimer les économies de moyens, est volontiers rapproché de Claude Debussy, et même de Jean-Philippe Rameau. Mieux, pour avoir tant donné et confié au piano, il est "
un Chopin du XXème siècle". De nouvelles contrées sont ouvertes. La cartographie au sein de laquelle le pianiste invite à naviguer ne laisse de surprendre et, quand bien même ne serait-elle justifiée que par ses intuitions, suscite toujours plus d'intérêt. C'est peut-être d'ailleurs cela qui fascine ou qui dérange tant chez Alexandre Tharaud, cette sensibilité assumée toute entière, que rien n’aura su faire taire, ni les attentes du public, ni celles de ses proches, ni même encore celles d'une maison de production. Le pianiste a toujours marché devant, libre de n'écouter que la voix de son désir. Une telle liberté s'enlève sur le fond de dures années au sortir du Conservatoire, pendant lesquelles l'interprète, comme exilé, n'avait rien. Pour laisser advenir son identité de musicien, il a d'abord fallu "
désapprendre". Il convenait de se débarrasser du vêtement de l'institution, ne plus faire "
comme il faut", ou "
jouer comme un tel", mais partir à la (re)conquête de sa personne. C'était aller à la découverte de son propre corps, prendre acte d'une certaine morphologie, "
de drôles de bras, de drôles de mains". C'était acquiescer aussi à ce qui résiste, aux défauts, au son qui ne satisfait pas toujours. C'était, en somme, "
faire que ce qui ne marchait pas allait devenir quelque chose". Sans doute ce travail, qui fut le plus long et le plus obsédant, éclaire-t-il le mystère d'un musicien d'une humilité n'allant jamais sans une profonde détermination.
Ce même besoin impérieux d'un retour aux sources le conduit bientôt à Jean-Philippe
Rameau. Le disque qui suit, geste qui aurait dû passer pour impudent aux yeux de la critique, révèle enfin sa virtuosité. Du reste, le pianiste semble moins choisir ses compositeurs que ceux-ci ne le choisissent. Après Rameau, c'est Maurice Ravel qu'il faut "
vomir", pour "
accoucher" ensuite de Jean-Sébastien Bach. Et c'est encore du corps dont il y va, ce corps par où l'interprète éprouve la musique au moins autant qu'il la réfléchit. Malgré lui, Alexandre Tharaud façonne ce bel adage qu'apprendre à se connaître est "
apprendre à respirer". Du ressenti avant tout, l'intelligible pour après. Voilà aussi qui le lie à Chopin. Liens infrangibles que ceux qui unissent le pianiste à ce compositeur comme à un ami et à Bach comme à un maître. Chacun d'eux est d'ailleurs évoqué avec le souci de rendre justice à ce qu'ils représentent : "
Bach est vraiment, pour moi, le plus grand, et c'est celui auquel je me réfère toujours, qui me montre la voie, celui vers lequel tous les compositeurs que je joue se tournent. C'est probablement celui que je travaille le plus, que je réfléchis le plus et celui qui me guide le plus. Mais c'est un lien qui est différent de celui avec Chopin. Ce n'est pas un compositeur qui m'a préoccupé étant jeune, alors que Chopin, cela a commencé avant même que je ne joue du piano. Je l'entendais, il virevoltait, il transpirait dans la maison…" Dans cette enfance devait s'enraciner aussi une indéfectible passion pour le Groupe des Six, avec une prédilection pour Francis Poulenc et Darius Milhaud, ainsi que pour Eric Satie qui les aura largement influencés.
Le regard bleu du pianiste s'attarde sur sa tasse de thé vert. Ce regard qui cherche l'équilibre soutient un aveu étonnant. Bien que le piano soit peu ou prou de toutes ses passions, il n'en est pas une lui-même. L'interprète en parle le plus souvent comme d'un métier. La nuance et l'équilibre sont là. Ce n'est pas qu'il ait fallu apprendre à aimer l'instrument, car très vite celui-ci est devenu un jardin secret, et même "
une personne, quelqu'un avec qui l'on peut se laisser aller facilement", mais la véritable passion n'est pas à sonder de ce côté. Seule la musique importe. Le piano pourrait ne pas être le piano : "
je crois que je pourrais le laisser demain", hasarde le musicien. Si la musique est première et ce qui l'habite, un sursaut le ramène à plus essentiel encore : la scène, où l'homme est né et qu'il ne saurait abandonner. Il en raconte l'inépuisable magie - arpenter les planches, "
aller renifler la poussière des coins des coulisses et des loges", s'aventurer dans les cintres et sous le plateau - avant de conclure sur cette évidence qui semble l'apaiser : "
Ça c'est mon lieu, mon lieu de vie, c'est là que je me sens vraiment chez moi". Mais de cette scène, Alexandre Tharaud n'en affectionne pas seulement l’envers. Toute difficile que soit à traverser la mise à nu des récitals, dans laquelle sa condition de soliste le jette inévitablement, le pianiste aime sincèrement ses rencontres avec le public. Bien au-delà de l’exhibition, il n'aime pas moins le danger de cette seconde qui les précède. Franchir le seuil des coulisses pour rejoindre le cœur du plateau est un vertige vital. Ce qui interpelle surtout, c’est la rare authenticité du partage dont le musicien est capable. De sa générosité en matière de rappels aux transcriptions personnelles qu'il choisit de présenter, rien ne relève pour lui de l'exercice d’école. Et la connivence qu'il goûte par là avec son public contribue incontestablement à le distinguer parmi ses pairs. Son goût pour les transcriptions n'y fait pas moins. "
C'est un plaisir tout à fait égoïste, un de plus !", s'exclame l'artiste.
Difficile, à dire vrai, d'imaginer que cet homme puisse renoncer au piano tant il brûle de pouvoir rejouer à lui seul toute la musique qui le charme. L'envie de faire sonner avec ses mains tout ces morceaux, qu'aucun piano n'aurait peut-être jamais rencontré, est tout simplement irrésistible. Difficile d'imaginer aussi l'origine de toutes les transcriptions auxquelles il se livre. L'histoire de
Rosamunde, l'une des dernières qu'il ait joué en concert, nous a été contée. Des nombreuses opérettes mises en scènes par son père, et auxquelles il participe régulièrement, le petit Alexandre restera marqué par "Chanson d’amour" (1), pièce écrite à partir de musiques de Schubert. Parmi ces musiques, des airs de
Rosamunde. "
Cette œuvre-là est restée ancrée en moi. J'avais donc depuis très longtemps envie de la jouer. J'étais d’abord sans partitions, je me rappelais les thèmes". La tentation de faire revivre la musique est trop grande et bientôt suivent les partitions d’orchestre, la transcription, le récital, enfin. Pour que cette frénésie du déchiffrage ne desserve pas celui qui l'éprouve, il aura fallu très tôt se séparer de l'instrument qui en est la première voix. Un travail consciencieux et fécond se paie du prix d'un tel détachement. D'aucuns y verront la marque de l'originalité du pianiste, au risque de brader ce geste comme une coquetterie. A observer l'artiste, l'évidence est toute autre. Loin d'être la représentation d’une marginalité qui ferait vendre, son vécu du piano lui intime expressément un autre rapport à l'instrument. Et comme Alexandre Tharaud n'est pas l'homme du prêt-à-penser, il œuvre en conséquence.
Dissident malgré lui, le pianiste l'est aussi par toutes les expériences auxquelles il s'est prêté aux côtés d’artistes aussi différents que Bartabas ou Juliette. Estampillées "insolites", ces rencontres lui seront souvent brandies comme les trophées de sa singularité. Le concerné n'entend pourtant pas les choses ainsi. Chacune de ces collaborations, pour inhabituelles qu’elles puissent paraître, lui sont naturelles. Qu'il faille s'en expliquer le rend perplexe : "
C'est vrai que je ne suis pas dans le cloisonnement, confirme-t-il,
mais après tout…"
Après tout, et c'est son jugement même, il n'apparaît sans doute si novateur qu'aux esprits oublieux de ce que furent les musiciens du siècle passé. Le pianiste devine dans son propre grand-père, ancien violoniste de l'Orchestre Colonne (2), un témoin tout trouvé. A peine son concert du soir terminé, ce dernier courait jouer dans une brasserie, voyageant le reste du temps entre mille autres orchestres et les films muets qu'il fallait accompagner. "
Et c'était tout à fait naturel, on ne se posait même pas la question !,
insiste le pianiste
. Non seulement cela était normal mais c'était un enrichissement. Je crois que c'est cela qui m'est resté." Créer l'ouverture n’est pas une recherche, c'est une continuité. Approuvées ou non, ces dernières décennies ont vu se lever des générations d'artistes soigneusement préparés à être "consommés". Le monde de la musique classique n'en a peut-être pas tout à fait réchappé. Une chose est sûre, cependant, Alexandre Tharaud n'aura pas été emporté par cette vague. La musique est restée son être-au-monde. Ainsi a-t-il une conscience aiguë du fait qu'interpréter est tout autant créer, dimension profondément assumée. Et il crée en effet, soit qu'il apporte sans retenue ce qu'il est à chaque morceau, emmenant parfois un pianissimo à la limite du perceptible, soit qu'il se raconte autrement, par le truchement d'un site dont il s'est pris au plaisir de le concevoir.
L'équilibre est là encore. Si son jeu offre tant de modulations et trouve tant de justesse, c'est que le pianiste est au piano comme à la vie. Il sait jouer de réserve et de disponibilité, ne donne ni dans la posture ni dans le mythe. Il se tient là, présent, "
très ouvert, à l’écoute de ce qui vient, de ce qui rebondit sur le piano". Nulle gestuelle exubérante n'accompagne ce jeu ni n'envahit l'espace. Dans cet espace pénétré de musique, le temps s'altère. Arrêter le temps, sans doute Alexandre Tharaud aspire-t-il à faire sienne cette vertu qu’il reconnaît à Franz Schubert. Il n'en faut pas moins, chaque fois, regagner résolument la réalité. Le musicien ne le sait que trop bien, lui qui laisse parfois, la fin du morceau venue, glisser sa main sur le piano comme pour en faire s'évanouir le songe (3). Le soliste lui aussi s'efface, mais comme indéfiniment au profit de lui-même. Or celui qui s'esquisse ainsi n'a su toucher un si large public que parce qu'il ne verse pas dans l’élitisme de son milieu. Tempérament qui n'a jamais contredit le désir de servir des noms plus méconnus, tels Mauricio Kagel, ou Thierry Pécou. En plus d'être un interprète estimé du répertoire classique, Alexandre Tharaud est sans doute l'un des porte-paroles les plus visibles de la musique contemporaine, dont il juge que la facilité de réception incombe pour beaucoup à l’interprète. Le pianiste aime les chemins peu explorés. Sur ces chemins, au moins, la relève du grand Earl Wild, récemment disparu, est assurée.