Tous les chemins mènent à l'arôme
Prêter attention à ce qui, habituellement, passe inaperçu, comme "l'odeur éphémère d'un salon quelques minutes après la fin d'un dîner parisien, quand les invités viennent de partir." C'est ainsi que les Editions Frédéric Malle, une maison parisienne de parfumerie "de niche", décrivent leur fragrance d'intérieur Coffee Society. L'objet affiché est ici de recréer des atmosphères, évoquer des souvenirs et proposer des fragrances qui dépassent le sent-bon. A son image, une vingtaine d'établissements indépendants tentent aujourd'hui de sauver la parfumerie des griffes des tests consommateurs, afin de rendre aux nez contemporains la faculté de sentir. Et aux parfums celle de capturer des mondes.
Prenons une vieille salle de concert bondée. Dans l'air, un mélange de poussière, de velours fané des vieux sièges, de manteaux plein de pluie dont la vapeur s'échappe, d'orteils qui marinent dans du cuir usagé et de bouffées d'aisselles à chaque applaudissement. Haut dans les aigus, un piano répète une frêle comptine qui gagne le plafond, en note de tête éphémère. Sous son air, les guitares jouent une chanson ronde et pleine, doublée du musc entêtant d'une corde orientale et de la fine fleur d'un violoncelle viennois. Les percussions aux lourds ventres de bois assoient ces harmonies sur leurs rythmes de fond. La mélodie asperge l'assistance en sueur. Si l'on voulait capturer l'essence de cette soirée, il faudrait en prendre le mauvais comme le bon, le fané, le sale et le moisissant comme l'énergie électrique et les lignes odorantes des instruments. Et mettre tout cela dans un flacon.
Car ne doit-il être question que de "bonnes" odeurs ? Si les parfums se veulent une traduction fidèle de nos identités, peuvent-ils n'être qu'agréables ? En 1840, Charles Baudelaire compose "
Une Charogne", un poème à la gloire d'un hérisson crevé, conçu pour faire voir la beauté des choses laides. Comme un écho, L'Etat Libre d'Orange, parfumeur indépendant parisien, propose depuis 2006 des fragrances où la crasse le dispute à la douceur. Son mélange baptisé
Jasmin et Cigarette use de cèdre et de tabac pour draper son coeur fleuri dans un halo râpeux de Gitane froide.
Secrétions Magnifiques, une autre création maison, joue quant à elle sur les "quatre S" - sang, sperme, salive, sueur - traduits en un mélange de santal et d'iris que vient pervertir une note de tête iodée, amère à l'extrême, dont la saveur métallique provoque d'étranges nausées addictives. L'originalité de ces senteurs témoigne d'un effort de rupture avec l'offre des maisons "classiques". Le résultat, toutefois, semble parfois trop éloigné des sillages agréables réclamés par le public pour être portable. S'agit-il donc toujours de parfum ?
Un zeste d'histoire
Poser la question de l'identité de la fragrance, c'est d'abord interroger son utilité. Au fil des époques, les usages des substances odorantes ont été multiples et ont autant servi l'ésotérisme ou la médecine que l'hédonisme et le désir de "sentir bon". Ainsi, dès l'Egypte ancienne, les prêtres sont les premiers à brûler des bois aromatiques pour honorer les dieux, tandis que leurs pharaons agrémentent leurs salles de banquet du premier parfum pensé et pesé, le Kiphi. A leur suite, les civilisations perse, grecque et romaine utilisent les pouvoirs des résines et des fleurs pour séduire leurs divinités, purifier leurs intérieurs et, invariablement, marquer leur appartenance à une famille royale ou aux classes supérieures de la société. Les supports sont
divers : afin de capturer les molécules odorifères des végétaux, on utilise des cires qui permettent la création d'onguents parfumés, tandis que l'encens, l'ambre et les bois sont brûlés. L'apparition à la fin du Moyen-Âge de la distillation à l'alambic, rapportée des contrées orientales avec de nombreuses épices et fleurs nouvelles, permet de fixer les essences sur un solvant alcoolisé, ouvrant la voie aux parfums liquides à conservation longue. Pour se prémunir contre la Grande Peste, qui fauche un tiers de la population européenne au XIVe siècle, et contre les diverses épidémies qui la suivent, le Collège Royal de Médecine de Paris recommande ainsi l'usage d'eaux aromatiques, dont l' "
Eau de la Reine de Hongrie", une essence de romarin fixée sur de l'esprit de vin qui est l'une des premières créations à l'alcool. Peu à peu, la pratique se professionnalise, en réponse à l'engouement de la noblesse et de la bourgeoisie aisée pour ces inventions odorantes dont on nourrit les peaux, les intérieurs, les vêtements et les gants.
Dans la France de Louis XIV, le ministre Colbert considère la parfumerie comme une grande industrie nationale dont il faut encourager le développement. La ville de Grasse, connue pour ses roses, devient capitale mondiale du parfum, tandis que le métier s'organise en la corporation des parfumeurs-gantiers. "
César Birotteau mit sa femme au fait de la vente et du détail des parfumeries, métier auquel elle s'entendit admirablement bien : elle semblait avoir été créée et mise au monde pour ganter les chalands", écrit Balzac en 1837 dans son roman
César Birotteau, un fragment de la
Comédie Humaine consacré à la parfumerie parisienne sous la Restauration. La création est alors maîtrisée par une multitude d'établissements indépendants plus ou moins renommés. En 1709, Jean-Marie Farina ouvre une enseigne à Cologne pour y vendre son eau de bergamote ; en 1828, Pierre-François Guerlain fonde sa maison à Paris. La véritable parfumerie moderne n'apparaît cependant qu'à la fin du XIXe siècle, avec la découverte des odeurs artificielles issues de la chimie organique, qui imitent certaines odeurs naturelles, dont d'abord la vanille (molécule de vanilline, 1858), la fève tonka (coumarine, 1868, évoquant le foin coupé) et le musc (musc artificiel, 1888). D'emblée considérées comme vulgaires par les créateurs de luxe, ces essences de synthèse sont popularisées par le parfum
Jicky de Guerlain (1889), qui utilise la coumarine. Et les grandes maisons de couture suivent le pas : Paul Poiret crée
Les Parfums de Rosine en 1911 ; Gabrielle Chanel lance le
N°5 en 1921. Jusqu'à la décennie 1970, la parfumerie française connaît ainsi son apogée, avec des créations essentielles comme
Habit Rouge et
Shalimar de Guerlain (1921 et 1965),
Eau Sauvage de Dior (1966) ou
Opium d'
Yves Saint-Laurent (1977). A partir de 1980, cependant, deux phénomènes changent la donne : d'un côté l'essor du marketing, de l'autre le rachat des établissements de création par des grand groupes comme L'Oréal, Unilever ou LVMH qui initient une production de masse.
Un soupçon de ligne claire
Des compositions comme
Noa de Cacharel,
Chance et
Bleu de Chanel, mais aussi les parfums de Viktor & Rolf et de Pucci ainsi qu'une grande partie des flacons griffés par des stars sont les fruits de ces nouvelles techniques de production. Des créations agréables et adaptées à nos modes de vie. Mais à la question du but du parfum, ces marques n'apportent plus que deux réponses : à sentir bon et à signer une identité sans débordement. C'est oublier que la parfumerie sait remplir d'autres fonctions. Une fragrance est par nature insaisissable, s'enfuie lorsqu'on l'approche et ne se possède jamais tout à fait ; elle ressemble au mystérieux objet placé en haut d'une armoire dont l'enfant ne peut s'emparer. Pour cela, le parfum éveille la convoitise, des désirs et des rêves jamais assouvis. Il possède également l'une des clés de la mémoire, et agit enfin comme une carapace, créant une aura rassurante qui impose sa bulle entre soi et le monde et que les autres captent comme un signal à interpréter : est-ce de la joie, de la force, de la gourmandise, de la virilité ? Sommes-nous au printemps ou en hiver, ici ?
Ainsi, le sujet du "sentir bon", s'il reste important et l'une des raisons d'être essentielles de la parfumerie, apparaît comme l'horizontale d'un système en trois dimensions, dont la profondeur serait l'intensité de la fragrance et des souvenirs qu'elle évoque, et la verticale, le rêve qu'elle provoque. L'objectif des grandes marques étant de vendre à haute dose, elles veulent plaire au plus grand nombre. Les préférences des consommateurs sont testées au moyen de grilles paramétrées avec des items comme "féminin", "fruité", "boisé", "élégant", "tenace", et communiquées sous forme d'appel d'offre aux grandes entreprises de parfumerie, dont Givaudan, Firmenich et Coty. Ces dernières ont alors pour mission de coller au plus près des résultats des tests en un minimum de temps. "
Le parfumeur crée dans un cadre de concours, explique Maurice Maurin, ancien président de la Société Française des Parfumeurs.
L'enjeu financier est tel qu'il accède à toutes les requêtes, au point d'aller contre ses convictions esthétiques." Les campagnes publicitaires massives utilisant des stars comme Diane Kruger (
Beauty, Calvin Klein) et Uma Thurman (
Ange ou Démon, Givenchy), augmentent les ventes autour des thèmes invariables de la beauté, de la richesse et de la fausse innocence - ou de la virilité joliment mal rasée pour ces messieurs. Au détriment, souvent, du facteur poétique.
Une poignée de nez
Les parfumeurs de niche travaillent précisément à enrayer ce mouvement, en revenant à des formes olfactives imaginées et écrites par une seule sensibilité, dans un temps suffisamment long pour laisser mûrir les inspirations. Diptyque, l'Artisan Parfumeur, Serge Lutens, les Editions de Parfum Frédéric Malle, Hermès et les Hermessences, Annick Goutal, The Different Company ou encore l'Etat Libre d'Orange : la plupart sont des établissements de taille moyenne, sans lien avec le monde de la mode et de la beauté. Leur marketing discret repose sur la qualité des fragrances : les boutiques se font sans tapage, les flacons, minimalistes et l'affichage, souvent inexistant. Seul Hermès y a recours, mais le sellier s'apparente à un parfumeur de niche par son refus des tests de consommateurs et l'emploi d'un seul nez maison, Jean-Claude Ellena, lorsque la plupart des grandes marques se sont défaites de leurs créateurs internes.
Dans ces maisons, on confie le travail à une seule équipe chargée de perpétuer un esprit - sauf chez Frédéric Malle, où on laisse carte blanche aux plus grands nez pour aboutir à des créations rêvées et signées par leur auteur. La composition joue sur les thèmes oniriques du voyage, des matières premières exotiques, de l'instant envolé et du souvenir. Avec son
Philosykos, Diptyque fait rêver au Sud : l'écriture met en scène une chaude soirée dans des effluves rêches et boisées de figuiers, acidulées par une grappe de fruits mûrissants sur une douce touche de lait. Côté Frédéric Malle, le petit
Angéliques sous la Pluie, un aromatique transparent fait d'angélique, de coriandre et d'un fond boisé, à peine fleuri, rappelle un après-midi pluvieux passé à jouer
dans un jardin à la terre humide. L'Artisan Parfumeur explore des terres lointaines : de l'oriental
Al Oudh, qui porte le nom d'un bois précieux, aux Caraïbes de
Vanille Absolument, un enivrant cha-cha-cha de rhum et de tabac doux sur un lit de vanille et d'amandes. Pour accoucher de son dernier-né,
Traversée du Bosphore, le nez Bertrand Duchaufour a pris le temps de s'immerger plusieurs semaines dans l'ambiance d'Istanbul, du port aux marchés, des mosquées aux champs de tulipes. L'aboutissement de ce voyage est une fragrance animale, sucrée, fruitée, qui surprend par la légère mauvaise odeur qu'elle dégage aux premières giclées. Le cuir des tanneries impose sa sueur vanillée. Ce n'est qu'au fil de la journée qu'elle s'estompe pour laisser s'exprimer les notes de loukoums, de thé, de fleurs et d'épices enveloppées d'une légère brise marine.
C'est cette multiplicité des facettes qui marque la différence avec les parfums de mass-market. Pour Jean-Claude Ellena, la construction linéaire, compacte et continue issue de la parfumerie récente "
fait penser à la composition de certaines musiques, qui font leur apparition au même moment, et dans lesquelles les variations d'intensité sont abandonnées afin de permettre une écoute passive en tout milieu, à la différence de la musique classique ou du jazz qui jouent avec les variations d'intensité et, de ce fait, demandent une écoute active". Un parfum complexe et capable de surprendre son porteur habituel ne s'improvise pas, mais réclame de solides connaissances et beaucoup d'expérience. La carrière d'un nez ne commence pas par la parfumerie de luxe. Après avoir passé deux ans d'école à mémoriser une vingtaine de formes olfactives par semaine, ce sont d'abord sur les produits d'entretien ou les savons que les apprentis éprouvent leur talent, avant, pour les plus doués, de créer pour un grand nom bien des années plus tard. Une fragrance naîtra alors d'un équilibre entre trois épaisseurs. La plus légère, la note de tête, porte l'attaque de la forme olfactive : héspéridée (pamplemousse, bergamote et toute la famille des agrumes) ou verte (herbes aromatiques), elle s'envole en
peu de temps. La note de coeur livre l'identité du parfum : on y trouve des fleurs (rose, jasmin, iris, muguet, lavande…) ou des épices (badiane, cardamome, poivre, clou de girofle, anis…). Puis la note de fond - de bois, de vanille, de résines (ambre) ou de notes animales (musc, civette, ambre gris) - confère au résultat son poids et son assise dans le temps. Les matières premières de synthèse trouvent toutefois leur place dans cette gamme, à laquelle elles apportent des reliefs ou des impressions non disponibles dans la nature. Selon Maurice Maurin, la très grande majorité des mélanges aboutissent à des cacophonies ou les notes odorantes s'étouffent. En de rares cas seulement se subliment-elles mutuellement pour aboutir à un grand parfum.
Une pincée d'imaginaire
Pas question, donc, de se lancer bille en tête. Le plus souvent, le créateur a déjà une idée de ce qu'il veut écrire, et connaît suffisamment ses matériaux pour en tracer une esquisse : "
Si je veux raconter une rose, raconte Jean-Claude Ellena
, je n'emploie pas nécessairement l'essence tirée des pétales, qui est complexe et peu ressemblante à ce que l'on pense être un parfum de rose. En revanche, avec seulement deux autres matières premières, je vous la rends présente et fidèle à ce que vous imaginiez." Il faut ensuite travailler longuement cette base avant d'aboutir à un grand parfum. L'inspiration provient de l'imaginaire du créateur, de son vécu, de ses connaissances et de l'instant présent. Pour libérer son nez de toute interférence, le parfumeur d'Hermès ne travaille pas en laboratoire, mais dans sa villa proche de Grasse dont les baies vitrées donnent sur la Méditerranée. Il puise enfin dans un orgue simple, réduit à quelques deux cents matières premières choisies parmi les milliers d'odeurs naturelles, imitation-nature ou de synthèse disponibles sur le marché.
L'un des traits marquants de cette parfumerie rêvée tient à la place qu'elle accorde à la saleté. Le nez occidental contemporain s’est accoutumé aux nettoyants domestiques, qui sentent le propre et l'air frais. Des succès comme
CKone, une cologne rajeunie, sont dénués de toute trace de décadence. Le castoréum - une sécrétion de castor qui fleure les excréments à l'état pur, mais confère à très petite dose une douceur animale de fourrure au parfum - ne s'utilise plus que rarement. "
Aujourd'hui, on rejette les mauvaises odeurs d'origine rurale, explique Brigitte Bourny-Romagné, auteure de
Des Epices au Parfum.
Les tests consommateurs favorisent une aseptisation de la parfumerie, et cela crée une norme du propre dont on ne sort plus." La fragrance finit par se confondre avec le désodorisant d'intérieur, en même temps que le parfum, jadis un objet de luxe et de désir, devient produit de consommation dont on change souvent. "
Les gens vont d'un flacon à l'autre et aspergent dix touches pour les jeter n'importe où ensuite, regrette une vendeuse dans une grande chaîne de distribution.
Ils ne prennent pas le temps de savourer les accords ni d'apprécier les compositions." Ne s'échappent alors du flacon que des "
pschitt"… Ni souvenirs, ni personnalité. Nul voyage à Cythère, nulle soirée de rêve.