L`Intermède


CELUI QU'ON APPELLE "LE SCHINDLER BRITANNIQUE" EST PARVENU, quelques mois avant que la Seconde Guerre mondiale n'éclate, à faire évacuer de l'ancienne Tchécoslovaque près de 700 enfants juifs, qui trouveront refuge en Angleterre. Vieil homme à la fin des années 80, alors que près de cinquante ans se sont écoulés depuis la guerre, cet anglais d'origine juive-allemande, Sir Nicholas (Nicky) Winton (1909-2015) est resté dans l'ombre. Il ne s'est jamais pardonné de n'avoir pu sauver plus d'enfants. Le film One Live, Une Vie, en français (traduction qui n'est bien évidemment pas sans faire écho au récit autobiographique Une Vie de Simone Veil) sorti le 21 février 2024 dans les salles de cinéma françaises, rend à cet homme l'hommage qu'il mérite. Il fait entrer en dialogue par des allers retours entre passé et présent la vie du jeune Nicky à la fin des années 30, joué par un Johnny Flynn touchant, et celle du Winton âgé des années 80, interprété par Anthony Hopkins au sommet de son art.
 

Par Ombline Damy
 
« I have seen this, and I cannot unsee it. » - Une éthique du regard
 
ONE LIFE, C'EST D'ABORD L'HISTOIRE D'UN HOMME qui n’a pu détourner les yeux. À cet égard, le motif des regards croisés est l’un des fils directeurs du film, et ceci dès les premières minutes. Ces regards croisés, c’est d’abord celui de Nicholas Winton âgé, posé sur de vieilles photographies d’enfants, qu’il scrute au moyen d’une loupe, face à ceux, transperçants, de ces mêmes enfants, qu’il a tenté de sauver. En effet, ces jeunes, pour la plupart juifs, étaient réfugiés à Prague en 1938 après l’invasion des Sudètes par l’armée nazie tandis que Nicky Winton travaillait à l’époque comme financier à Londres. Poussé par un désir profond (et confus, au début) d’aider, Winton se rendit à Prague. Son voyage ne devait durer qu’une semaine. On pourrait presque dire qu’il dura finalement toute une vie.
 
LORSQUE WINTON VISITE DES CAMPS DE
RÉFUGIÉS À PRAGUE, la caméra insiste de nouveau sur la rencontre des regards. Celui de Winton posé sur les enfants, qu’il devine condamnés. Ceux des enfants posés sur la personne de Winton, qu’ils sentent capable de les aider. De ces regards croisés naît ce qui apparait à Winton comme un impératif moral inéluctable : il faut sauver les enfants, et ce, à tout prix. Winton lance une mission contre la montre de sauvetage des enfants en danger. Aidé de toute une équipe, Winton parviendra à en sauver 669. Un chiffre considérable quand on sait qu’à la fin de la guerre, il ne reste que 200 enfants survivants sur 18 000 enfants juifs tchèques.
 
N
ÉANMOINS, LES CHIFFRES NE FONT PAS LE POIDS FACE AU SCANDALE qu’est l’extermination de tout un peuple, et peut-être encore plus particulièrement lorsque cette extermination passe par l’assassinat organisé et systématique d’enfants. N’ignorant pas ce qu’il est advenu aux enfants restés à Prague - même si Winton avoue tenter de « garder son imagination sous contrôle », lorsque la culpabilité se fait trop forte – Winton est hanté toute sa vie par les regards des enfants abandonnés. Accablé par le remords, le vieil homme est incapable de se regarder dans les yeux.


« Paperwork is everything here. » - Paperasse et mal d’archives

 
AUTRE MOTIF CENTRAL DU FILM : LA PAPERASSE. Le film fait crouler le.la spectateur.rice sous les documents en tout genre, dans le présent de Winton comme dans son passé. Lettres, timbres, photos, passeports, visas… Les documents s’accumulent et provoquent une sensation de vertige. Lorsqu’on rencontre Winton, il est un vieil homme en mal d’archives. Winton accumule tout et ne jette rien, au risque de transformer sa maison en dépotoir. On comprend au fil du film les raisons de la fièvre accumulatrice de documents de Winton. Son combat à l’aube de la Seconde Guerre mondiale pour sauver les enfants juifs tchèques fut une véritable bataille administrative, contre et avec le gouvernement britannique, à coups de documents. Pour que les enfants puissent quitter la Tchécoslovaquie et être admis sur le sol du Royaume-Uni, une quantité ubuesque de documents était nécessaire : visas, photos d’identité, lettres des familles d’accueil, papiers officiels garantissant que les enfants seraient pris en charge financièrement par les familles… Sans ces documents, impossible de fuir. Pour Winton, donc, les documents sont une question de vie ou de mort. Pas étonnant qu’après avoir vécu dans l’angoisse du document manquant, il soit incapable de jeter quoi que ce soit.
 
PARMIS LES DOCUMENTS ACCUMUL
ÉS AU FIL DU TEMPS, il en est un qui occupe une place cruciale dans le film : le fameux album constitué par Winton, qui relate le travail du British Committee for Refugees from Czechoslovakia, fondé par Winton et son équipe. Soigneusement conservé dans un tiroir de son bureau, ce document est au cœur de l’intrigue du film. L’archivage de ce document provoque chez Winton une plongée dans un passé assourdissant : que faut-il faire de cet album ? En filigrane de cette question, s’en pose une autre, bien plus fondamentale : au crépuscule de la vie, que faut-il faire de son passé ?

 
Se noyer dans le vacarme du passé

 
LA PLONG
ÉE DANS LE PASSÉ DE WINTON EST AUSS BIEN FIGURATIVE QUE LITTÉRALE. C’est après un plongeon du vieux Winton dans sa piscine – Winton adore nager – que l’on se trouve plongé dans la vie du jeune Winton, quarante ans plus tôt, en 1938. Là où le présent est calme et épuré à la caméra – Winton âgé habite dans une magnifique demeure anglaise avec piscine ; les plans sur une campagne anglaise paisible et champêtre s’enchaînent – le passé, lui, est marqué par le désordre. Il est saturé de bruits, de mouvements frénétiques et de cris qui assaillent le.la spectateur.rice.

SI WINTON ÂG
É, POUSSÉ PAR SA FEMME, RANGE SES DOCUMENTS et plonge dans son passé, c’est pour faire de la place à son premier petit enfant à naître. C’est pour faire de la place à cette vie à venir que Winton se noie de nouveau dans la culpabilité des vies qu’il n’a pas pu sauver. Le film est empreint des cycles de vies entremêlés, frappé de la violence des cycles de vie interrompus par la Shoah. Marquée tout du long par une lourdeur et une profondeur propre au sujet abordé, l’histoire se termine toutefois sur une note que l’on pourrait qualifier de positive. Winton est reconnu publiquement pour ses actes héroïques pendant la guerre. Surtout, il a pu rencontrer certains des enfants qu’il a sauvés, ce qui lui permet de faire un semblant de paix avec lui-même : il est désormais capable de se regarder en face.
 
LA 
DERNIÈRE SCÈNE DU FILM, PARTICULIÈREMENT BOULVERSANTE, est celle d’une réunion entre Winton et sa famille avec une enfant rescapée et sa famille. Les petits enfants de l’enfant rescapée, quelque part sauvés eux aussi par les actes de Winton, sautent dans un élan de vie dans la piscine qui avait servi auparavant à faire ressurgir le passé de Winton. La piscine, jusqu’ici symbole de l’engloutissement dans un trop lourd passé, sert désormais de tremplin vers un futur plus léger, et même, joyeux.
 

A LA FIN DU FILM, SON TITRE, « ONE LIFE », parait presque inadéquat. Le film aurait tout autant pu s’appeler « A thousand lives », tant il montre et démontre l’influence qu’une vie peut avoir sur des milliers d’autres. Si Winton n’a sauvé « que » 669 enfants, on dénombre près de 6000 personnes lui devant la vie ensuite (les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants des enfants sauvés).  En réussissant son pari de faire dialoguer présent et passé et de suggérer le futur, One Life illustre avec force la manière dont les actions d’une personne peuvent, dans le temps, permettre à des milliers d’autres d’exister.

 

Ombline Damy
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le 12 juillet 2024


One Life,
réalisé par James Hawes,
adapté de l'ouvrage If It's Not Impossible... The Life of Nicholas Winton de Barbara Winton

Avec : Anthony Hopkins, Jonny Flynn, Helena Bonham Carter, Jonathan Pryce, Ziggy Heath, Romola Garai, Lena Olin, Alex Sharp, Samantha Spiro, Adrian Rawlins, Marthe Keller, Samuel Finzi. 
Février 2024
 
Crédits Photos © Ascot Elite Entertainment


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