L`Intermède

ECRITE EN 1957 PAR FERNANDO ARRABAL, après quelques mois passés au Sanatorium de Bouffémont, c'est en 2020, en pleine pandémie mondiale, que Gil Galliot entreprend de monter Le Cimetière des voitures avec la Compagnie Olea. Avec cette dystopie à la fois déroutante et fascinante, ce sont des individus condamnés que le metteur en scène entend présenter, relevant la gageure de restituer la complexité de l'oeuvre panique, qu'il adapte ici avec pertinence et acuité en ajoutant des extraits de textes d'Arrabal - Oraison, La Pierre de la folie, Clitoris -, de la Bible ou encore de Günther Anders. Selon le metteur en scène, l'oeuvre est un "terrain de jeu, un champ d'investigation formidable", tant il propose "des visions, une atmosphère, une pluralité de sens et la possibilité d'une extrême théâtralité". Là était bien le principe créateur d'Arrabal : proposer un théâtre brut, cérémonial, prenant appui sur l'Humanité dans sa totalité afin de nous mener à une meilleure connaissance de Soi et du monde.
 

Par Émilie Combes
 
DANS LA GRANDE SALLE DU THEÂTRE DE L’ÉPÉE DE BOIS se dresse un cimetière de voitures. Un univers proche du no mans’ land, composé de carcasses de voitures rouillées qui abritent des marginaux. La scénographie, signée Alain Lagarde, est à la fois mimétique, symbolique et ludique : tous les éléments présents décuplent les possibilités de jeu des comédiens, et les objets, vestiges d’un passé déchu, sont parfois détournés de leur fonction première, notamment lorsqu’une barrière de sécurité devient un instrument de musique afin de tromper l’ennui. Le spectateur est donc d’emblée plongé dans un huis clos où vivent les reclus, à l’instar d’un hôtel où les chambres seraient remplacées par les véhicules, et où l’intrigue ne serait plus le principe essentiel d’agencement mais où l’unité dramaturgique proviendrait de la relation entre les personnages et de leurs échanges. Dans un monde où les femmes ont quasiment disparu et où faire de la musique est proscrit, quelques individus tentent de survivre, surveillés par une sorte de milice qui traque Émanou, un musicien candide et altruiste qui organise des concerts clandestins pour divertir les pauvres.
 
ANTIHÉROS, PERSONNAGES SANS NUANCE, marionnettes grotesques, ou bien monstres du royaume de l’enfance ? Les personnages arrabaliens sont bien souvent des figures insaisissables. Pour autant, ils ne sont pas dépourvus d’épaisseur et présentent des psychologies complexes. Lors de la création, Gil Galliot a choisi de faire porter aux acteurs une cagoule beige, laissant apparaître yeux et bouches. Procédé qui ne manque pas de susciter chez le spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté, manifestant la déshumanisation du lieu, et qui présente l’avantage pour les acteurs de déployer « un jeu plus corporel et engagé, sans se réfugier derrière l’expression unique du visage. Avec ce masque, les acteurs portent leur personnage devant eux ». Masque qui permet à l’écriture poétique d’Arrabal de prendre toute son ampleur et sa beauté. Défi relevé.

 

Renversement des valeurs
 
DÈS LES PREMIERS TABLEAUX DE LA MISE EN SCÈNE, le ton est donné, la création s’éloigne du principe de rationalité. Dans une logique d’altération et de renversement de l’ordre rationnel, ce sont les critères du vrai, de l’erreur et la capacité à discerner le bien et le mal qui sont mis en question. Mais si les personnages semblent incapables de distinguer ce qui se fait de ce qui ne se fait pas, ils sont pourtant souvent à la recherche de cette « bonté », capable de nous apporter une « joie intérieure » dont parle « Le Livre ». C’est le cas d’Emanou, et des deux clowns. Cependant, cette quête sonne faux tant elle est présentée de manière mécanique, comme une leçon apprise par cœur. On ne s’étonne donc qu’à moitié lorsque dans le deuxième acte, Emanou révèle à Dila qu’il commet des meurtres : « Quand je vois quelqu’un dans l’ennui, alors je le tue. / Dila, enthousiaste. – Et dire que tu me cachais ça. Comme tu es adroit ! Tu tues aussi bien une mouche qu’une personne ». Ainsi, les raisonnements se situent hors de nos critères de pensée. Pour Emanou, tuer des gens qui s’ennuient serait un acte altruiste, de la même manière que Topé croit « que pour empêcher les pauvres de souffrir, il faut les tuer tous ». Les personnages se confortent naïvement dans des positions et des croyances et ne parviennent pas – car ils l’ignorent ou ne le comprennent pas – à se plier à ce qui semble être la conformité pour le lecteur.
 
LA LOGIQUE SE TROUVE PARTICULIÈREMENT MISE EN CAUSE dans les accusations. Emanou, recherché par la police, subit cette situation sans véritablement en comprendre le sens. Si de manière logique, le spectateur peut s’attendre à ce que ce soit en raison des meurtres qu’il a commis, il comprend que les autorités ne s’en prennent pas à ses mauvaises actions mais au contraire, à sa volonté de bien faire : jouer de la musique. Quoi qu’il fasse, le personnage est acculé par les torts et coupable, de manière tout à fait discordante, avec une quelconque logique. Arrabal veut montrer que les certitudes, les normes et les règles de la raison ne sont pas capables d’englober la vie. Pour le dramaturge, ce qui nous constitue échappe aux constructions de la logique proposée par une idéologie dominante. Panique réprouve l’unicité des lois, de la morale et des valeurs, et prône une approche plurielle des choses.

 

Omniprésence d’un ordre social menaçant

 
DÈS LORS, LES HABITANTS DU CIMETIÈRE SONT EN PROIE à un système aberrant et oppressant, d’où s’élève indubitablement une résonnance critique. Aux deux personnages incarnant les symboles de la répression – Lasca et Tiossido –, Gil Galliot crée un pendant : deux clowns en quête de bonté, tout à la fois grotesques et inquiétants. Le caractère angoissant de cette force anonyme, agissant sur l’identité et la liberté des individus, est renforcé dans la mise en scène par le choix des bandes sonores et l’usage d’accessoires comme les masques de milice noirs. Ces deux binômes se font écho, et viennent (re)structurer le drame, disséminant à la fois sur scène une forme de totalitarisme et le renversement d’un système de valeurs.
 
LE PIÉTINEMENT DE CES COUPLES DE PERSONNAGES, allant et venant, passant de droite à gauche, puis de gauche à droite sur scène, accentue le manque d’issue et le caractère isolé des lieux. Dans cette société à l’atmosphère cauchemardesque, dans ce monde menaçant où les rapports entre les personnages semblent minés, ces derniers n’ont aucune perspective, aucun projet futur. Les groupes de personnages, qui fonctionnent souvent par binômes, restituent le conflit entre un monde régi par des idéologies imposées, et les aspirations profondes de l’homme. Dans ce cimetière où règne constamment une menace de mort, et où le caractère répétitif de la progression temporelle met en exergue le manque de perspective, le seul moyen de survivre semble être le langage, ultime moyen de subsister et de se distraire.

 

Dégradation des rapports inter-individuels

 
DISCOURIR PEUT CEPENDANT ÊTRE UN MOYEN D’ASSUJETTIR l’autre : les couples de personnages fonctionnent souvent selon le schéma hégélien du maître et de l’esclave. Tantôt amicaux puis agressifs, les partenaires passent constamment – et inversement – du duo au duel, utilisant le langage comme une arme dans des rapports où règnent cruauté et domination. On retrouve ce rapport de soumission entre Dila et Milos. Au début de la pièce, ce dernier ordonne à sa compagne d’aller donner des baisers aux clients et la violente si elle refuse. Contrainte d’obéir, elle s’exécute pour finalement se faire à nouveau frapper et insulter. L’excès d’autorité du gardien du cimetière incarne dès lors l’impossible communication, la difficile compréhension entre les individus ou encore les pulsions d’emprise caractéristiques des personnages. Milos empêche Dila d’aimer librement. Il la contraint à aller embrasser les clients des voitures, mais il semble jaloux de la relation qu’elle entretient avec Emanou, puisqu’il lui demande de ne pas l’avertir de la présence de Lasca et Tiossido.
 
ON SOULIGNERA LA JUSTESSE AVEC LAQUELLE GIL GALLIOT met en scène de manière à la fois manifeste et suggérée la violence physique et psychologique entre les personnages, entre asservissement de l’individu aux désirs de l’autre, exhibition, séquestration… Sans indécence ni obscénité mais avec lucidité, les comédiens parviennent à rendre compte du sadisme, de la persécution quasi-permanente et de la cruauté enfantine dénuée de tout affect qui se jouent entre les personnages. L’ensemble est bien sûr redoublé par le choix des costumes et l’utilisation des cagoules qui accentue l’atmosphère angoissante. La violence inhérente aux rapports entre les personnages est réversible : qu’ils soient forts ou faibles de prime abord, la plupart deviennent tour à tour opprimés et oppresseurs, victimes ou bourreaux. Dila est soumise à Milos dont elle subit les ordres et la violence physique. Cependant, elle endosse à son tour le rôle de « bourreau » à l’égard des occupants des voitures, et se montre autoritaire dans sa manière de s’adresser à eux.
 
LE HUIS CLOS DU CIMETIÈRE EST PROPICE à engendrer des relations fondées sur des rapports conflictuels et violents, mais il s’agit des seuls rapports envisageables, au point que la violence apparaisse parfois comme recherchée voire nécessaire à certains pour exister. La seule possibilité qui s’offre aux personnages arrabaliens est de pallier leur solitude et leur isolement en s’ouvrant à l’autre et en maintenant un contact avec leurs partenaires. Au sein de certains couples, aucun ne cherche à dominer l’autre : Dila admire Emanou pour ses facultés de raisonnement et devient la confidente du jeune homme. L’attachement et l’entente des personnages proviennent d’un besoin de l’autre. Dila n’existe réellement que face à Emanou, tandis qu’aux yeux de Milos ou des clients des voitures, elle est déconsidérée. Entre besoin de l’autre et soumission volontaire, sadisme et tendresse, le lien unificateur entre les personnages provient de ce besoin vital de se raccrocher l’un à l’autre.
 

Omniprésence de la mort

 
DANS CET ESPACE EN RUINES, VÉTUSTE ET DÉBALBRÉ, où les personnages stationnent et errent, règne une atmosphère oppressante. Le cimetière des voitures évoque une réalité disparue, le temps qui passe, la déchéance et l’immobilité. La scénographie d’Alain Lagarde rend bien compte de cette esthétique de l’amoncellement du délabrement. A cette idée de destruction et de déclin s’ajoute celle du vide, de l’absence, et la hantise d’une mort imminente, dans un climat de doute et de suspicion. La mention d’une éventuelle culpabilité d’Emanou se fait dès le début de la pièce, avant même que le personnage ne commette une « faute » qui puisse justifier son arrestation. Mais quelle serait leur faute, celle de vouloir être bon ? d’aspirer à vivre ? Emanou, « coupable innocent », incarne une faute aux yeux d’un système injuste et tortionnaire.
 
LA MORT APPARAÎT TOUT AU LONG DE LA PIÈCE COMME L’ULTIME SOLUTION pour ces personnages face à l’absence de perspectives et face à un monde répressif. Emanou entend protéger les hommes des inquiétudes et des chagrins que provoque l’existence. La mort n’est pas envisagée comme une souffrance mais comme un confort nécessaire, dans un désir de quiétude et de paix. Quant à la mise à mort d’Emanou, parodie de la Passion du Christ, elle permet de rétablir l’ordre social et d’endiguer toute forme de rébellion. A l’instar des « boucs émissaires », Emanou est tué afin d’assurer le maintien de l’ordre.
 

Renouveler la figure christique

 
LE PERSONNAGE D’EMANOU S’APPARENTE AINSI À UNE FIGURE CHRISTIQUE désacralisée, un « Christ-bagnard », hors la loi. Arrabal le rabaisse à un statut humain, faillible. Emanou incarne par son nom même une sorte de Christ moderne – Emmanuel est un prénom hébreu qui signifie « avec nous - Dieu ». Âgé de 33 ans, le personnage est né dans une étable, pauvre, et désire être bon, ne cessant de déclamer son credo : « Quand on est bon (il récite comme s’il avait appris une leçon par cœur), on ressent une grande joie intérieure née de la paix de l’esprit dont on jouit lorsqu’on se voit semblable à l’image idéale de l’homme ». Son projet est pleinement altruiste et il sera trahi par l'un de ses amis proches, Tope – incarnation d’un nouveau Judas –, puis crucifié pour avoir essayé d’être bon, avant de se faire essuyer le visage par Dila – Sainte Véronique.
 
MAIS EMANOU EST DAVANTAGE UN HOMME ORDINAIRE qu’une figure sacrée. En lieu et place de miracles, il ne réalise que des actes insignifiants, voire contraires à la morale chrétienne. Arrabal démystifie la vie et les paroles de Jésus qui n’apparaît plus que comme un simple musicien. Cependant, cette mission apparaît comme subversive, car « c’est interdit de jouer en plein air » et il court « le risque de [se] faire mettre en prison ». Pour Emanou, le risque en vaut la peine, car « il faut être bon », cependant, il ne voit pas d’inconvénients à tuer ceux qui s’ennuient et il pense arrêter de jouer et devenir un voleur pour donner l’argent à ceux qui en ont besoin. Par conséquent, si sa position initiale – faire le bien pour son prochain –, semble chrétienne, son attitude va à l’encontre du christianisme, transgressant le sixième commandement. L’analogie christique devient alors contraire aux normes morales lorsqu’Emanou avoue avec candeur ses actes criminels, aveu d’autant plus absurde et grotesque qu’il met sur le même plan la vie d’une mouche et la vie humaine. Arrabal joue sur les paradoxes.
 

Esthétique du détour

 
SI LES PERSONNAGES ERRENT DONC DANS UN ESPOIR AVEUGLE en marge d’un monde dont ils subissent les conditions et les absurdes injustices, ils se détournent cependant d’un tragique pur. En effet, la pièce se caractérise par une forme de poésie du quotidien, voire de lyrisme dans les propos d’Emanou et de Milos lorsqu’ils s’adressent à Dila ou convoquent une féminité fantasmée. L’évasion par le rêve, la distanciation par le grotesque – notamment avec le personnage de Topé et l’ajout des deux clowns –, sont autant de renoncements au tragique. Cette volonté à toute épreuve, cette capacité à garder espoir révèle le caractère candide, persévérant, à la fois entêté et infatigable propre aux enfants. Si Tope et Fodère semblent avoir quelques doutes et se retranchent dans le rêve, ou cèdent à la corruption, Emanou demeure convaincu que jouer de la musique va réchauffer les pauvres gens. Mais ce principe d’espérance et de croyance en un monde meilleur le place en décalage par rapport à l’action qu’il met en marche et dont il ne voit pas qu’elle va l’écraser.
 
CETTE ESTHÉTIQUE DU DÉTOUR, CE PRINCIPE DE TRAVERSTISSEMENT de la réalité, malgré une mise en scène brutale et lucide sur le monde, constitue une réponse poétique à une société sclérosée. Derrière l’inconscience candide et poétique d’Emanou, c'est l’horreur de la réalité, machine infernale poussant au supplice, qui est mise à nu. Sa préoccupation constante contre l’ordre qui condamne l’homme se retrouve alors dans cette dramaturgie où la dénonciation se fait révolte onirique.
 
SI L’EXCÈS ET LA DÉMESURE CARACTÉRISENT L’ŒUVRE, Gil Galliot et la Compagnie Olea n’y ont pas vu, à juste titre, de provocation stérile, mais plutôt un cri de révolte, une aspiration à la liberté. Le spectacle, tout comme l’écriture d’Arrabal, ne se complaît pas dans la cruauté ou dans la douleur. Il s’y arrête simplement parce qu’elles sont au cœur de la vie et de l’homme et surtout pour ne pas se laisser abuser par les illusions. Si l’œuvre d’Arrabal est blasphématoire, exprime l’organique et la brutalité d’un réel quotidien, le metteur en scène montre avant tout – notamment par le biais de citations d’autres textes – en quoi elle est profondément humaine, et évite de sombrer dans la complaisance de la violence. Le but n’est en rien de dire à l’homme comment il devrait se comporter mais simplement de lui révéler ce qu’il est, lui conférer une lucidité, en plaçant l’Homme au centre, de manière à la fois lyrique, symbolique et violente, dans une structure dramaturgique qui se rapprocherait du cérémonial.
 
 
Emilie Combes
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le 08 avril 2024

 
Le Cimetière des voitures,
Adaptation et mise en scène de Gil Galliot,
Scénographie d’Alain Lagarde
Avec Marjory Gesbert, Guillaume Geoffroy, Jérémy Lemaire, Frédéric Rubio, Clément Vieu et Pascal Castelletta
Costumes de Chouchane Abello Tcherpachian
Création Sonore de Thibault Caligaris
Production Compagnie Oléa
Théâtre de l’épée de Bois
Jusqu’au 21 avril 2024,
Puis en tournée

Informations et réservations ici

 


© Crédits photos Barbara Buchmann et Lisa Lesourd


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