L`Intermède
Gisele Vienne, Peter Rehberg, Stephen OMalley, Denis Cooper, Crowd, danse, choregraphie, spectacle vivant, TNBA, fete, ceremonie, euphorie
 
DEPUIS SHOWROOMDUMNIES EN 2001, les spectacles de la plasticienne et chorégraphe Gisèle Vienne n’ont cessé d’explorer le rapport au corps et de représenter ce qui est au cœur de notre humanité : l’éternelle dualité entre l’ordre apollinien et le chaos dionysiaque, entre Eros et Thanatos. Avec Crowd, Gisèle Vienne propose un spectacle chorégraphié sur un DJ-set articulant musiques électroniques et une composition du duo KTL – Peter Rehberg et Stephen O’Malley –, et poursuit sa réflexion sur le rapport de l’art au sacré, dans sa dimension collective. Quinze danseurs explorent à travers une fête, qui associe l’univers de la rave-party et une structure cérémoniale, l’aspect jubilatoire et exutoire de la violence.

Par Émilie Combes

 
Gisele Vienne, Peter Rehberg, Stephen OMalley, Denis Cooper, Crowd, danse, choregraphie, spectacle vivant, TNBA, fete, ceremonie, euphorie
SUR UN TERRAIN VAGUE, fait de terre battue, et jonché de détritus, quinze danseurs sont réunis le temps d’une fête qui rappelle la dramaturgie du Sacre du printemps de Pina Bausch dont s’est inspirée Gisèle Vienne. Celle-ci reprend en effet une structure qui convoque de nombreux rituels archaïques, dans un questionnement de la place de la fête dans la société occidentale, mais surtout en permettant une recherche d’expérience différentes : l’abandon, le lâcher prise, l’expérience émotionnelle exacerbée. Le spectacle met en lumière tous les mécanismes qui sous-tendent de telles manifestations d’euphorie collective, exacerbant la soif de violence et de sensualité que chacun porte en soi, dans toute sa part d’érotisme mais aussi de sacré.
 

Individu et communauté

 
L’ENJEU DE CROWD EST D’ÉVOQUER le groupe, tout en proposant une galerie de portraits qui collent à la peau de ce que sont les danseurs. Le spectacle met en scène la manière dont l’individu et le groupe vont créer des circulations émotionnelles particulières : « C’est un groupe de jeunes gens réunis dans un désir d’exaltation des sentiments, autour d’un intérêt partagé pour un genre musical, la techno. Le contexte choisi étant celui d’une fête. La mise en scène du groupe intègre bien sûr la question de l’intimité et de ses rapports au groupe, et le rapport des émotions individuelles et collectives ».
 
LES SPECTATEURS PARTAGENT l’expérience d’une manifestation d’euphorie collective. De quelle manière va s’exprimer la pensée du corps qui va être en accord, désaccord, ou tension avec la pensée rationnelle ? L’enjeu de cette performance hypnotisante est bien d’ausculter nos fantasmes, nos émotions, notre besoin de sensualité, tout en permettant un développement de la pensée d’un point de vue individuel et collectif : « Depuis mes débuts, je m’intéresse à tout ce qui serait de l’ordre des pensées et sentiments inconvenants, de leurs espaces d’expressions archaïques et contemporains existants et possibles. Que ce soit l’érotisme, la mort, la violence, par exemple, il s’agit de sujets qui préoccupent chacun d’entre nous et qui peuvent perturber, voire mettre en péril la collectivité selon la manière dont ils s’expriment ».
 

Euphorie collective

 
L’ESPACE DE JEU SUR LEQUEL évoluent les danseurs est conçu comme lieu de rituel, un espace vide, mythique, où les personnages se retrouvent, se rencontrent pour danser et faire la fête, mais surtout dévoiler une expérience collective, spirituelle. Nous retrouvons en ce sens les pensées de Georges Bataille ou Roger Caillois tant Gisèle Vienne restitue à la fête son origine sacrée, son caractère de « solennité religieuse ou cérémonie commémorative ». La fête est synonyme de réjouissance, qu’elle soit vécue de l’intérieur ou visible extérieurement, et cette réjouissance est due à son caractère sacré. Mais parce que le jour de fête est un jour sacré, il se différencie des autres jours et se libère des règles morales ou sociales couramment de rigueur. Des actes réprimés au quotidien sont là autorisés, voire encouragés. Toutes les pulsions sont mises à jour, comportant plus ou moins de cruauté – comme dans les Saturnales, ou le carnaval du Moyen-Âge. Tout se passe comme si, par l’inversion des valeurs, étaient révélés au monde sa folie et la relativité de ses règles.
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LA PIÈCE DE GISÈLE VIENNE offre à voir en effet des scènes de transe, de sacrifice, de jeux de séduction, ou encore des scènes de combats, dans une fête païenne qui renvoie à ce besoin de spiritualité. La célébration, aussi joyeuse que chaotique, constitue une sorte de bacchanale contemporaine, où les pulsions fleurissent sans entraves : « Avec Crowd, ce sont souvent les aspects jubilatoires et exutoires de l’expression de sentiments exacerbés qui se développent, à travers le désir et l’envie complexe d’amour. Les personnes, faisant communauté, qui vont à cette fête, sont disposées à traverser des expériences émotionnelles particulièrement fortes, de tout type, et arrivent dans un état où leurs sens sont déjà très excités ».
  

Schémas scéniques et rythmiques

 
SANS QUE RIEN NE SOIT DIT, tout est pourtant raconté et fait sens. A priori, la danse se dérobe à la prise langagière : excès indescriptible, insaisissable et pourtant vibrant de sensations, qui tient à la réalité vivante du corps en mouvement. Mais les rapports des corps entre eux, leur posture, leur positionnement dans l’espace, la circulation des regards, génèrent une puissance de narrativité que le spectateur s’efforce de sémiotiser. Le « sous-texte » de Crowd est un texte qui n’est pas audible mais en partie intelligible. « Les danseurs sont aussi des personnes dont la psychologie, l’imagination, les sentiments et l’histoire sont des composantes essentielles de la pièce. Nous travaillons la dimension narrative et psychologique de chacune de ces personnes très différentes ». Ce sont leurs rapports qui nous parlent de la violence solidaire ou collective, de joie et de sexualité perverses, d’un groupe comme autant de solitudes plurielles.
 
« LA LANGUE N’EST PAS qu’à l’endroit de l’audible. Ce qui nous passionne, Dennis Cooper et moi, c’est d’essayer de réinventer de nouveaux rapports au texte, à la langue, à la parole, à la narration et de nouvelles manières d’écrire pour la scène ». Dès lors qu’on conçoit la danse dans sa vibrante évanescence comme ce qu’ébranle le spectateur et suscite en lui de vives émotions, elle donne à voir et à sentir, littéralement. La puissance des schémas scéniques de Crowd s’avère en l’occurrence tout à fait troublante tant Gisèle Vienne associe différents langages, et introduit le vocabulaire gestuel de clubbing, celui du voguing, ou encore du waacking et du hip-hop. L’écriture rappelle le travail de mixage en musique, associant les narrations, laissant ainsi au spectateur une part déterminante dans la manière dont il va voir et recevoir la pièce.
 
GISÈLE VIENNE OPÈRE ÉGALEMENT des subdivisions, à certains moments les danseurs vont être dans une langue commune, à d’autres, ils seront dans un type de gestuelle différent : « Cela crée des vibrations rythmiques et musicales très riches, qui génèrent une légère altération de la perception, qui n’est pas sans rappeler un sentiment hallucinatoire ou hypnotisant tout en produisant du sens. » Cette écriture narrative est donc permise par une écriture musicale et chorégraphique faite de jeux rythmiques qui provoquent une sensation très forte de distorsion temporelle.
Distorsion du temps
 
NOURRIE DE PHILOSOPHIE et d’arts plastiques, Gisèle Vienne met en scène un univers de la fragmentation où coexistent plusieurs réalités et temporalités. Un univers où les gestes saccadés empruntent tout autant aux danses urbaines qu’au théâtre de marionnette, où la 
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 dramaturgie de Dennis Cooper et le DJ set de Peter Rehberg perturbent notre perception en même temps qu’ils brouillent la frontière entre rêve et réalité. En dépliant dans l’espace l’expérience du temps, c’est une « dissection de la perception » que Gisèle Vienne entend mettre en scène. Véritable performance physique et sensorielle, la chorégraphie reproduit en direct des effets proches des logiques de montage cinématographique, comme les séquences en slow motion ou les gif animés, des effets de variations, de suspension, de pauses ou encore de saccades. La chorégraphe propose donc un travail sur l’altération de la perception, où le rythme donne un sentiment d’état second, où chaque mouvement, jamais gratuit, correspond à l’expression de l’état intérieur des personnages.
 
CE QUE L’ON TROUVE DANS LA GRAMMAIRE chorégraphique de Gisèle Vienne, c’est une déclinaison de la lenteur : les mouvements s’arrêtent, les gestes sont heurtés, saccadés, interrompus et altérés de multiples manières, mais toujours à l’unisson. L’artiste vient littéralement tordre le temps, le diffracter, pour nous en faire voire toute l’épaisseur et les détails les plus précis contenus dans le mouvement. Les plaisirs, les désirs et les tensions générés sont les éléments centraux de cette pièce, qui déterminent la façon dont s’articule le groupe. Le ralentit nous donne alors le temps de contempler, de zoomer, et de détailler ces relations intra-communautaires, habituellement furtives : « ces distorsions sont très dynamiques et, en même temps, étirent le temps, permettant de regarder les personnes et situations à la loupe et de disséquer les détails de leurs actions ».
 
MAIS PLUS ENCORE QUE LA VOLONTÉ de ralentir, c’est celle de nous placer dans le réel, le présent qu’exprime Gisèle Vienne. Décomposition, dilatation et précipitation du temps invitent à être dans l’instant présent, permettent un regard beaucoup plus précis sur les détails et créent un espace sensible et introspectif pour le spectateur. En réalité, « différentes temporalités se superposent, à travers les mouvements même, mais aussi dans leur rapport à la musique et à la lumière, dont le rapport au temps diffère presque constamment ». Musique, lumière, narration sont traités de manière différente et s’entrechoquent. Gisèle Vienne questionne alors notre rapport subjectif au temps : dans un moment précis, se mêlent plusieurs temporalités et l’émotion modifie notre rapport au temps.
 
AINSI, À LA FOIS CONTEMPORAIN et puissamment ancestral dans sa dimension cathartique, Crowd est le lieu d’un dialogue avec ce qui nous est le plus intime, où les quinze danseurs transmettent une harmonie corporelle, musicale et temporelle tout autant captivante qu’insolite. Pour Gisèle Vienne, ces émotions et expériences collectives qui furent l’apanage du sacré, l’art a le pouvoir et le devoir de les prendre en charge aujourd’hui.
 
E. C.
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à Bordeaux, le 20 janvier 2022

Teaser du spectacle


Crowd, Conception, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne
Jusqu’au 20 janvier 2022
Assistantes mise en scène Anja Röttgerkamp et Nuria Guiu Sagarra
Mixage, montage et sélection musique Peter Rehberg
Conception de la diffusion du son Stephen O’Malley
Ingénieur du son Adrien Michel
Lumières Patrick Riou
Dramaturgie Gisèle Vienne et Denis Cooper
Avec Philip Berlin, Marine Chesnais, Kerstin Daley-Baradel, Sylvain Decloitre, Sophie Demeyer, Vincent Dupuy, Massimo Fusco, Rémi Hollant, Oskar Landström, Théo Livesey, Louise Perming, Katia Petrowick, Jonathan Schatz, Henrietta Wallberg et Tyra Wigg
Théâtre National Bordeaux Aquitaine

 
En Tournée :
02 avril 2022 : Opéra de Dijon, Dijon
29, 30 avril 2022 : Charleroi Danse, Charleroi
 
Référence des citations : Propos recueillis par David Sanson pour le Festival d’Automne à Paris 2017.

Crédits Photos © Estelle Hanania /  © 2019 Véronique Emmenegger



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