"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament"
(René Char, Feuillets d'Hypnos)
QU'EST-CE QUE LE THEATRE, SINON UN ESPACE d'exploration de nos trajectoires de vie ? Comment la scène peut-elle cristalliser les méandres, coïncidences, bifurcations et demi-tours qui trament nos existences ? Telle est l'aventure que nous propose Wajdi Mouawad dans Racine carrée du verbe être, sa dernière pièce créée en octobre 2022 au théâtre de la Colline, sous deux formats possibles, en diptyque ou en intégrale. Dans cette épopée miniature qui se déploie sur près de 5 heures, le dramaturge libano-canadien nous entraîne à la découverte des destins croisés de plusieurs personnages nés au Liban mais qui ont dû en partir à la suite de la guerre civile des années 1970. Pièce chorale ou plutôt kaléidoscopique, puisque tous ces personnages sont autant de variantes possibles du même Talyani Waqar Malik, dont la pièce explore les destins potentiels selon qu'il aurait ou non émigré de son pays natal.
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Par Samuel Harvet – Tragique en série RACINE CARREE DU VERBE ETRE EST, COMME C'EST SOUVENT LE CAS dans les épopées de Mouawad, une pièce à double voire à triple fond. Son foisonnement apparent masque une structure aussi précise qu’implacable, qui va se révéler au fil de la pièce avec toute la rigueur d’une tragédie antique. L’intrigue se déploie sur un double axe spatial et temporel, celui d’une semaine vécue simultanément sur trois continents par les personnages, avec pour nœud dramatique l’explosion survenue dans le port de Beyrouth le 4 août 2020. La pièce met en scène les sept journées qui précédent et suivent la catastrophe, comme une Genèse inversée en forme de descente eschatologique. On reconnaît bien sûr l’ancrage fort de la pièce dans l’itinéraire personnel du dramaturge, parti au même âge que le personnage principal en France puis au Québec, tout comme son obsession pour les questions d’héritage et de filiation. Mais toute la puissance de la pièce consiste précisément à ne pas se limiter à cette racine biographique, pour diffracter la trajectoire de l’auteur dans celles de cinq avatars du même personnage, qui constituent autant de variables possibles de l’hypothèse initiale : un Talyani est resté au Liban, un autre est parti en Italie, un troisième à Paris, un quatrième à Montréal, le dernier ayant émigré aux Etats-Unis. CE FAISANT, TOUT CHANGE POUR LES CINQS PROTAGONISTES, qui vont faire des métiers différents, fonder ou non une famille… Et pourtant, un lien profond unit ces figures à travers leur exil, doublé du traumatisme d’une enfance vécue en temps de guerre. La pièce met en scène les dilemmes et conflits de loyauté qui peuvent animer la condition d’immigré, cette « double absence » sur laquelle le sociologue Abdelmalek Sayad a apporté un précieux éclairage dans son essai éponyme - La Double Absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, Paris, Seuil, 1999 - en montrant les déracinements possibles de certains immigrés, qui ne trouvent de juste place ni dans la société dite d’accueil – où ils sont toujours sommés de s’intégrer davantage - ni dans leur société d’origine, qui tend à les oublier ou à leur faire sentir qu’ils n’en font plus vraiment partie. Les différents Talyani et leurs familles respectives incarnent autant de positions d’entre-deux possibles entre le pays de départ et les pays d’exil et d’émigration, qu’ils soient réels ou fantasmés.
LE PREMIER TALYANI A FAIT LE CHOIX TEMERAIRE de rester à Beyrouth tout au long de la guerre, sans jamais céder aux appels de ses cousins partis en Floride, à Dubaï ou en Europe, et ce au prix d’une rancœur profonde entre lui, sa femme et ses enfants. Le dénouement de ce conflit larvé donne lieu à une scène de dispute familiale aussi comique que cathartique, où Mouawad dramaturge démontre sa capacité à articuler avec finesse les enjeux historiques avec les tensions socio-affectives qui traversent nos relations personnelles. L’art de cette écriture dramatique, qui oscille sur une fine ligne de crête entre local et global, mythe et histoire, intime et collectif, est de permettre aussi bien l’identification et la reconnaissance, au gré des personnages et des situations, que la découverte d’autres formes de vie. Le deuxième Talyani, émigré en Italie, a fait le choix de la tabula rasa, croyant avoir pu laisser derrière lui ses racines pour se construire une brillante carrière de chirurgien. Le troisième est un artiste incompris de scène montréalaise, tandis que le quatrième avatar est devenu chauffeur de taxi. Aucun de ces personnages ne se sent totalement à sa place : le parvenu italien se brûle les ailes à force d’appétit de pouvoir, le français et le québécois entretiennent une nostalgie et une dette à l’égard du pays natal, tandis que le Talyani resté à Beyrouth se sent coupable de ne pas en être parti. Quant au dernier, il aura passé les deux tiers de sa vie dans les couloirs de la mort d’un pénitencier américain, négation de toute reterritorialisation possible.
– Hasard et nécessité CONFRONTANT LES PERSPECTIVES LITTERAIRES, SOCIETALES ET SCIENTIFIQUES, la pièce s’érige en manifeste du décloisonnement disciplinaire, afin d’appréhender dans toute sa complexité son questionnement philosophique central : par quels rapports entre hasard et nécessité nos trajectoires de vie sont-elles gouvernées ? Tout au long du spectacle, Racine carrée du verbe être déploie une réflexion sur les parts respectives d’inéluctable et d’arbitraire dans la destinée de ses personnages : naître à Beyrouth à la fin des années 1960, c’est-à-dire aux prémices d’une guerre civile ravageuse ; pouvoir se retrouver en exil à Paris ou à Rome au gré des horaires du prochain vol en partance de l’aéroport ; finir sa vie dans un pénitencier américain pour un crime accompli trente années auparavant… « Pour qu’un oiseau soit au soleil il faut qu’il soit simultanément dans l’ombre » déclare l’un des protagonistes. Mouawad aime jouer avec de tels paradoxes qui défient les principes de causalité et de non-contradiction sur lesquels reposent la logique occidentale, pour réinterroger le jeu entre libre-arbitre, hasard et déterminismes.
LA REUSSITE DE L'OEUVRE VIENT DE SA CAPACITE à donner une consistance organique et une incarnation plastique à cette quête, à travers une mise en récit haletante, une scénographie ingénieuse et une harmonieuse direction d’acteurs. La distribution participe également de cette recherche avec, aux côtés de l’imposant Jérôme Kircher et du jeu sobre de Wajdi Mouawad, le sémillant Richard Thériault aux allures de roi Lear, la convaincante Julie Julien, sans oublier Norah Krief, dont la verve généreuse fait mouche dans les ruptures de ton.
[1] L’intérêt de Wajdi Mouwad pour la confrontation avec les sciences constitue un fil rouge de son œuvre, du nom de ses compagnies (« Au carré de l’hypoténuse » en France et « Abé carré cé carré » à Montréal) à sa prégnance thématique dans ses œuvres, depuis le cycle du
Sang des promesses à
Tous des oiseaux.
[2] Il serait intéressant de confronter le motif racinaire et organiciste chez Wajdi Mouawad, sensible ici comme dans l’ensemble de son œuvre, avec la pensée rhizomatique développée par Edouard Glissant dans sa
Poétique de la Relation.
[3] Comme l’écrit Wajdi Mouawad dans la préface du recueil photographique
Fragiles (Textuel, 2022) : « Nous sommes les fragments mystérieux d’un seul et même monde, multiple et infini. Consolation d’être les fragments ébréchés d’une même Histoire. Une Histoire plus forte que chacun de nous et qui va nous dévorant, moissonnant-battant dans le sang des anonymes que nous sommes. »
[4] Voir par exemple
Et si les œuvres changeaient d'auteur ? (Minuit, 2010) ou
Et si les Beatles n'étaient pas nés ? (Minuit, 2022).
Racine carrée du verbe être,
Texte et mise en scène Wajdi Mouawad Decembre 2022
Au Théâtre de la Colline,
Avec Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphaël Weinstock, et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la Jeune troupe de la Colline,
et Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh,
et les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jackie Ido, Valérie Nègre Plus d'informations ici Crédits Photos © : Simon Gosselin