APRÈS LES DAMNÉSMONTÉ À AVIGNON, puis Électre/Oreste présenté à Epidaure, Ivo van Hove signe sa troisième mise en scène pour les acteurs du Français, et inaugure ainsi la saison Molière avec la pièce la plus jouée du répertoire de la Comédie Française mais paradoxalement la plus méconnue dans sa version originelle. Plus sombre et plus sulfureuse que Tartuffe ou l’imposteur, cette version en trois actes est le résultat d’un travail de génétique théâtrale mené par Georges Forestier, avec la complicité d’Isabelle Grellet afin de reconstituer la pièce censurée par Louis XIV en 1664. La pièce que nous connaissons depuis est une version donnée en 1669, atténuée et étendue à cinq actes. Ivo van Hove fait le choix de la version plus dense, minimaliste et à la fois énergique, concentrée sur la crise que l’arrivée d’un personnage comme Tartuffe peut causer au sein d’une famille bourgeoise, mettant dès lors en scène une véritable expérience sociale.
LA CRÉATION D’IVO VAN HOVE répond à la volonté d’Éric Ruff – administrateur de la Comédie Française – de proposer sur l’œuvre de Molière un regard singulier, tant on souffre selon lui, en tant que français, d’avoir une trop grande connaissance de Molière et de ne plus savoir le monter : « les metteurs en scène étrangers n’ont pas cette lourdeur de la bibliothèque nationale et présentent une forme de liberté et une vérité plus grande sur notre répertoire ». Plus dense et plus percutante, cette version de la pièce fait l’économie de l’acte II – qui remet en question le mariage entre Valère et Marianne – et de l’acte V qui constituait l’épilogue moralisateur en forme de coup de théâtre – l’arrivée du roi qui, tel un deus ex machina remet de l’ordre dans la famille et punit le faux dévot –, rajouté pour obtenir l’approbation du pouvoir royal, et l’autorisation de jouer la pièce.
CETTE VERSION EST RESSERRÉE sur la relation passionnelle de Tartuffe avec Elmire, l’épouse d’Orgon, le conflit entre le père et le fils – Damis – ainsi que l’opposition entre une vision progressiste du monde, portée par Cléante, et celle conservatrice d’Orgon et de sa mère. Ivo van Hove met l’accent sur un Tartuffe qui se voit attribuer un rôle de sauveur par Orgon, trouvant en lui un confident, un maître spirituel, un « tout » à qui il sacrifie sa famille et ses biens. Par ailleurs, le metteur en scène « aime l’absence d’une véritable résolution dans cette version » où, le spectateur « a toute latitude pour imaginer ce qui va se passer ensuite dans la famille d’Orgon ». Tartuffe est à la fois un drame social, et la satire d’une piété trop rigoureuse.
– Catalyseur
ORGON OFFRE UNE PLACE CENTRALE à Tartuffe au sein de son foyer : « il est une surface de projection pour tous les protagonistes de la pièce », comparable au personnage principal du film de Pasolini Théorème, où un personnage mystérieux s’immisce au sein d’une famille bourgeoise. C'est l’intrusion d’un personnage mystérieux et magnétique qui vient détruire, bouleverser les vies. Dans la pénombre, au-devant de la scène, un tas de couverture dans lequel git un homme nécessiteux. C’est Tartuffe. La famille bourgeoise d’Orgon le recueille, lui donne le bain, et une place de choix au sein de la famille. Son corps se trouve sublimé sur scène par une lumière qui transfigure la scène en tableau. Tartuffe naît ainsi de la main même de ses bienfaiteurs et se trouve rituellement « impatronisé », donnant un nouveau sens à la vie d’Orgon qui fait de lui son directeur de conscience.
PAS DE PRIMAUTÉ DE L’ACTEUR OU DU TEXTE dans les créations d’Ivo van Hove. Le metteur en scène convoque tous les éléments de la dramaturgie – image, musique, lumière, acteur… – pour proposer une forme de théâtre spectaculaire, très organique, qui fait corps avec l’acteur. Tartuffe – Christophe Montenez –, au centre de la pièce, est un catalyseur qui va révéler toutes les failles personnelles et familiales. Van Hove l’a souhaité comme un personnage authentique, laissant au spectateur la possibilité de se faire une idée du parcours du personnage. La manipulation n’est pas mise en scène de manière visible. C’est finalement une vision très « au présent » des personnages que l’on voit évoluer et se transformer au fur et à mesure de la pièce. Tout le monde change, la cellule familiale va imploser au contact de cet homme.
– Explosion
TOUT SEMBLE DYSFONCTIONNER dans la maison du riche veuf Orgon, où le chaos règne au sein des relations familiales : Elmire – Marina Hands – et Orgon – Denis Podalydès – ne donnent pas à voir un mariage heureux, Damis – Julien Frison –, sur le point de se marier, s’oppose vivement à son père qu’il semble constamment décevoir, et même la servante – Dominique Blanc – est viscéralement acquise aux idées modernes. Le spectateur assiste au milieu de ces conflits au combat mené par Madame Pernelle – Claude Mathieu – pour veiller au maintien de l’ordre et de la morale au sein de la famille. Cependant cette dernière est au bord de l’implosion et le comportement de chacun présage qu’ils vont se livrer une bataille conservateurs/progressistes. Séducteur, perfide et faux dévot, Tartuffe envoûte aussi bien le maître de maison que sa mère. Il manipule son monde avec adresse pour arriver à ses fins et régner sur cette famille où les désaccords et les conflits s’accentuent.
TARTUFFE EST UN DRAME SOCIAL, une expérience sociale sur scène : qu’est-ce qui se passe avec une famille quand le père invite un étranger que l’on ne connaît pas dans sa maison ? Comment réagit-on ? Toutes les relations entre les personnages sont liées à ce thème, à ce questionnement. Alors que Cléante – Loïc Corbery – échoue à convaincre son beau-frère des mauvaises intentions de son protégé, Elmire, Damis et Dorine décident de démasquer Tartuffe et faire éclater son hypocrisie. Le stratagème est un enjeu vital pour tous, et lorsqu’Orgon se rend compte de la tromperie de celui qui l’a aveuglé, il est trop tard. Tartuffe quitte la maison en unique héritier des biens de son hôte. La structure familiale a explosé, mais les membres ne s’en trouvent-ils pas d’une certaine manière libérée ?
– Métamorphose
LES ACTEURS SONT PORTÉS par une scénographie qui place l’acteur dans une véritable énergie de plateau. Jan Versweyveld a choisi de construire « un espace non réaliste, une installation destinée à servir de cadre à ce qui relève d’une expérimentation sociale. Ce décor est en fait une machinerie. Il s’agit de métamorphoser Tartuffe, de le faire passer de l’état de clochard à celui d’homme respectable. Le décor se développe ensuite uniquement comme une série de moyens pour raconter l’histoire de cette expérimentation ». La scénographie se construit sous nos yeux et se défera à la fin, comme pour souligner la création de la fiction, du masque.
LA SCÉNOGRAPHIE S’ÉLOIGNE donc du « romantisme moliéresque » pour se rapprocher davantage de l’installation, de la performance. Le spectacle s’ouvre sur une métamorphose : il commence avec un espace vide, puis le décor se construit en quelques minutes. Pour souligner cette impression de vide, Van Hove et Versweyveld ont « installé deux grands miroirs à cour et à jardin ; l’espace s’y réfléchit, s’y démultiplie. [Ils créent] un pont reliant les deux côtes de la scène, une sorte de galerie flottant en hauteur, au centre de laquelle un grand escalier permet d’accéder au milieu du plateau. Une surface de projection à l’avant-scène, figure précisément l’endroit où l’histoire s’écrira ». Cette structure métallique, reliée par l’escalier central et les lustres qui montent et qui descendent – créant une atmosphère plus ou moins pesante –, va permettre la mise en valeur d’une intimité familiale sclérosée.
– Affrontement
LUSTRES ET BOUQUETS DE FLEURS occupent seuls le plateau, évoquant à la fois une maison bourgeoise et un décor d’autel. Ces éléments rappellent ceux qui composent l’appartement de Madame dans Les Bonnes de Genet et participent d’une étrange et funeste cérémonie. Tartuffe imprègne alors le plateau d’une présence singulière, rendue inquiétante par la musique sombre d’Alexandre Desplat qui dialogue avec la dramaturgie, la soutient, la renforce. Les différents effets de lumières, venus de petites sources reparties sur le plateau, rythment l’ambiance, tantôt chaleureuse, tantôt sulfureuse, tantôt terrifiante, et apportent une touche cinématographique à la mise en scène.
UN RECTANGLE BLANC, SUR LEQUEL est dessiné un rond noir se veut l’espace du jeu. A l’instar d’un ring, ce cercle de l’affrontement, de la convocation ou de la cérémonie sacrée, reflète une famille écartelée. Ivo van Hove sacralise chaque échange. Les comédiens se saluent de façon ritualisée et se placent à l’avant-scène comme sur un ring, un lieu de culte. Ivo van Hove ajoute du texte projeté sur un écran en fond de plateau : « Qui était cet homme ? », « Madame a-t-elle raison ? », « Qui piège qui ? », « Amour ou soumission ? » « Mariage mystique » « Catastrophe » « Libération » « Fin de partie »… , autant de questions, titres ou commentaires mettant en exergue la tension dramatique et venant renforcer l’idée que le spectateur ne doit pas seulement ressentir, mais aussi réfléchir.
VÉRITABLE SATIRE SOCIALE, cette version de Tartuffe se transforme sous le regard d’Ivo van Hove en un bouleversant moment de folie furieuse, sulfureuse, d’une modernité déroutante. Aucun deus ex machina ne vient enrayer la chute de cette famille. Le mal, manipulateur et perfide, persiste et s’installe.
Le Tartuffe ou l’hypocrite, de Molière, Jusqu’au 24 avril 2022 A la Comédie Française Mise en scène d’Ivo van Hove Dramaturgie d’Koen Tachelet Scénographie et lumières de Jan Versweyveld Costumes d’An d’Huys Musique d’Alexandre Desplat Avec Claude Mathieu, Denis Podalydès, Loic Corbery, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Julien Frison, Marina Hands, et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française, Vianney Arcel, Robin Azema, Jeremy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy, Emma Laristan