Dessine-moi un scénario : Deauville, saison 1
Les 4 et 5 septembre dernier, pour la première fois, les séries télévisées étaient à l'honneur sur les planches du Festival du cinéma américain de Deauville, à l'occasion d'un week-end autour de l'écriture télévisuelle. Une rencontre franco-américaine ouvrait le bal le samedi, accueillant les trois co-créateurs de Damages Glenn et Todd Kessler et Daniel Zelman, le showrunner de Dexter Clyde Philips, et Richard Levine, scénariste sur Nip/tuck. Pendant hexagonal, trois scénaristes étaient présents : Frédéric Krivine, Cathy Verney et Virginie Brac. Puis David Chase, créateur des Sopranos, et Clyde Philips ont pris la relève, pour deux master class exceptionnelles. Coup de projecteur sur l'écriture des séries, de part et d'autre de l'Atlantique.
"
Il n'y aucune règle,
donc les gens suivent en fait des règles qui n'existent pas", répond avec malice Clyde Philips. Vincent Colonna demandait au créateur de
Parker Lewis ne perd jamais si cela n'avait pas été "risqué" de fonder la série
Dexter sur le principe de la voix-off, procédé fortement déconseillé dans les manuels de scénario. Il n'y a pas de règles pour écrire une bonne série, répond donc Philips. Et les fictions présentées à Deauville pendant ce week-end autour du petit écran le prouvent bien. Chacune des séries sur lesquelles ont travaillé les invités du festival dépoussière un genre classique : policier pour
Dexter, avec son (anti)héros travaillant pour la police de Miami le jour tout en assouvissant ses pulsions de serial killer la nuit ; judiciaire avec
Damages, qui ne montre jamais l'intérieur du tribunal pour s'intéresser plutôt aux manipulations et enjeux de pouvoirs dans ses coulisses ; et médicale pour
Nip/tuck, dont l'univers de la chirurgie esthétique n'est qu'un prétexte pour disséquer l'obsession de l'image dans la culture occidentale.
Une seule ligne se dégage : la nécessité, pour accrocher le
spectateur sur le long terme, de s'attacher davantage à l'écriture des personnages qu'à l'intrigue : "
Un avion qui s'écrase sur une île, d'accord, mais ce qui va nous passionner, ce sont les personnages", rappelle Clyde Philips, en faisant bien sûr référence à
Lost. Mais puisque personne ne peut dire ce qui fera recette dans quatre ans et qu'il n'existe aucune ficelle infaillible pour rendre une série addictive, il faut faire des essais, innover, travailler avec passion sur son projet, et espérer qu'il rencontrera un public. Une implication de corps, de coeur et d'esprit que semblent partager tous ces créateurs américains, à tel point que Philips confie qu'il quitte
Dexter après quatre années de bons et loyaux services au détriment de sa vie personnelle. Car diriger une série, en être le
show runner, c'est avoir son mot à dire sur toutes les étapes de création, et surtout la responsabilité du produit final. C'est également engager un réalisateur pour chaque épisode, les metteurs en scène américains n'étant en général pas liés à une série mais passant d'une fiction à l'autre au gré des épisodes. Il n'existe pas d'équivalent du
show runner en France : le réalisateur a un rôle par tradition beaucoup plus important dans la création d'une série, et le scénariste n'aura jamais son mot à dire sur le montage final.
Outre-atlantique, les chaînes peuvent miser sur l'épisode pilote d'une série parce qu'elles font confiance à un
show runner célèbre - comme J.J. Abrams, créateur d'
Alias et
Lost -, parce que des acteurs stars figurent au casting ou simplement parce que le pitch, le concept de la série, les séduit. Mais une fois le projet lancé, il peut s'arrêter aussi vite qu'il a commencé. Rien ne garantit qu'il dépassera l'étape fatidique du pilote, ni qu'une bonne audience au début de la première saison assurera la reconduite pour une suivante. On connaît les réactions outragées de fans après l'annulation prématurée de nombreuses séries et les campagnes de sauvetage parfois titanesques auxquelles elles ont donné lieu, l'une des plus célèbres étant certainement les tonnes de cacahuètes envoyées par les amateurs de
Jéricho qui ont valu à la série de survivre pour une deuxième saison. Pour David Chase, au début des
Sopranos, la série n'allait durer qu'un an et il pensait chaque épisode comme un film, par peur que le suivant ne voie jamais le jour. La série s'est achevée six saisons plus tard.
En France, la saison entière doit être écrite et présentée au diffuseur avant que le tournage ne commence. Les scénaristes américains présents à Deauville n'ont pas caché leur surprise face à ce fonctionnement qui, pour eux, est non seulement une perte de temps et d'énergie, mais aussi une façon de brider la créativité : ils revendiquent le fait d'écrire une série au fur et à mesure, ce qui se passe sur le plateau
nourrissant le script et inversement. Les scénaristes de
Dexter se réunissent ainsi vers le mois de février pour discuter des grandes lignes de l'évolution de la saison à venir, alors que le tournage commence en juin. Puis les épisodes sont écrits au coup par coup, leur permettant d'être plus flexibles et donc d'opérer les changements qui pourraient s'avérer nécessaires en cours de route : "
Nous pouvons ainsi procéder à des ajustements en cours de saison pour s'adapter aux nouveaux comédiens", précise Glenn Kessler à propos de
Damages, où chaque saison renouvelle une grande partie du casting.
Il arrive souvent, explique ainsi Clyde Philips, que, pour garder un rythme soutenu dans l'intrigue, les scénaristes exploitent des éléments plus tôt que prévus, ce qui implique d'en trouver d'autres pour la suite... et stimule le processus créatif. Sur
Dexter, huit scénaristes travaillent ensemble et écrivent sous la direction du
show runner. Ils ne sont pas spécialisés sur une tâche précise mais fournissent tous des idées à tous les niveaux de l'écriture. De même, Richard Levine fait partie d'une équipe de cinq scénaristes qui doivent traduire sur papier la vision du créateur de
Nip/tuck, et s'appuient sur ses idées de départ pour leur donner vie. En général, un seul scénariste finalise le scénario de l'épisode - c'est lui qui est crédité au générique, les autres membres de l'équipe apparaissant comme producteurs.
Mais les succès dont témoignent ces différents créateurs américains sont des perles rares : beaucoup de séries qui avaient pourtant des concepts intéressants n'ont pas trouvé leur public. Philips évoque par exemple
Boomtown, projet sur lequel il avait travaillé pour NBC, une série policière ambitieuse et sophistiquée, l'affaire y étant vue à chaque nouvel épisode à travers les yeux d'un personnage différent. "
Il y avait trop de règles sur Boomtown", déplore-t-il, ce qui rendait l'écriture trop complexe. Et la série a été un échec. Travailler avec des grands Networks comme NBC ou avec des chaînes cablées payantes comme HBO ou Showtime recouvrent des réalités très différentes : "
Avec les gens du câble, on peut discuter, essayer de persuader, ils sont des partenaires", souligne Clyde Philips. Les grands networks, eux, imposent leur volonté. David Chase affirme que la grande particularité d'une chaîne comme HBO est qu'ils ont confiance en l'intelligence du spectateur (
voir notre compte rendu du colloque consacré aux séries HBO). "
Sur les networks, regrette-t-il,
la règle est la suivante : expliquer au spectateur ce qu'il va voir, le lui montrer et lui expliquer ensuite ce qu'il vient de voir". Rien de tel chez les chaînes cablées. Le revers de la médaille étant que les séries qu'elles diffusent ne sont vues que par une minorité d'américains et le grand public ne les connait pas, bien qu'elles se vendent très facilement à l'étranger : ce que nous recevons en France n'est donc pas représentatif des shows les plus regardés aux Etats-Unis.
Virginie Brac, scénariste sur
Engrenages, évoque le même décalage en France en comparant les productions estampillées TF1 ou France Télévisions d'un côté, Canal+ de l'autre : "
Sur la chaîne cryptée, on pouvait enfin faire comme les Américains !" Cathy Verney peut également témoigner, elle qui a pu créer sa première série,
Hard, qui se déroule dans le milieu du porno et a été saluée par les critiques. Si elle a eu beaucoup de liberté, la scénariste n'en était pas moins encadrée par le producteur qui lisait régulièrement les étapes du scénario, lui demandant parfois des modifications, coupant certaines répliques ou scènes jugées trop audacieuses pour une fiction destinée à un public large. Si des restrictions peuvent aussi être posées aux Etats-Unis, elles sont plus ou moins importantes selon les chaînes. FX, par exemple, a demandé certains changements sur
Nip/Tuck essentiellement concernant des intrigues sexuelles. Glenn Kessler rappelle que ce sont les annonceurs et les entreprises faisant de la publicité pendant ses séries qui "
font pression sur les chaînes pour qu'elles suppriment tout contenu qui pourrait offenser les acheteurs de voitures General Motors ou les consommateurs de Coca-Cola. Tout tourne autour d'un enjeu : vendre ses produits".
Autre contrainte pour l'écriture télévisuelle américaine : les multiples coupures de publicité qui interrompent chaque épisode - quatre en moyenne, quand les chaînes françaises n'en mettent qu'une ou aucune. Dès lors, il faut concevoir l'épisode suivant un schéma fait de constants rebondissements, afin de terminer chaque acte sur un acmé qui incite le spectateur à revenir après la réclame. Même s'il y a moins de pauses publicitaires sur les chaînes cablées, l'influence de ce schéma d'écriture sur le rythme reste fondamental. David Chase reconnaît que ces contraintes ont été formatrices : l'enjeu est d'arriver à créer des instants suspendus entre deux rebondissements, et de donner ainsi davantage de relief à l'écriture et au montage... ce dont la France, toujours en retard sur sa voisine américaine, commence à prendre conscience. Frédéric Krivine rappelle ainsi que "
la télévision américaine fait de la série addictive depuis cinquante ans dans un contexte très compétitif ; en France, cela est très récent". Preuve ultime de ce décalage : Virgine Brac parle de "
miracle" quand France 2 accepte le principe de flashbacks dans la série sur laquelle elle travaille actuellement,
Les Beaux mecs, procédé dont usent et abusent les séries américaines depuis plusieurs décennies... Mieux vaut tard que jamais. La suite au prochain épisode.