Des joueurs de football américains qui dansent sur "Single Ladies" de Beyoncé ? Un professeur d'espagnol qui fait du hip hop ? Rien d'inhabituel dans le monde de Glee. Un soupçon de comédie musicale, une pincée de lycéens angoissés et frustrés, le tout saupoudré d'un humour oscillant entre le potache et le second degré... la recette d'un succès qui ne s'est pas fait attendre. Depuis la rentrée 2009, la nouvelle série de la Fox est devenue incontournable aux Etats-Unis. Glee, qui signifie "joie" dans la langue de Shakespeare, s'est imposée par l'engouement qu'elle a su générer plus que par les audiences qui, bien que très bonnes - 7 à 8 millions de téléspectateurs pour chaque épisode -, n'ont rien d'exceptionnel. Repérée par les chaînes françaises, Glee doit être diffusée dans les mois à venir dans l'Hexagone. Mais l'événement, cette semaine, se situe bien outre-Atlantique, où la première saison reprend après quatre mois de pause. Sortez les pompoms, les losers sont de retour.
Hybride télévisuel,
Glee se situe au carrefour de la comédie musicale, des émissions de téléréalité et du "teen movie". Plutôt que de développer un format de comédie musicale classique, dans lequel les personnages se mettent à chanter au beau milieu de leurs activités quotidiennes le plus naturellement du monde, Ryan Murphy garde une trame réaliste. Les chansons ne sont interprétées que lorsque le personnage livre une performance, sur scène ou en privé, à l'exception notable de quelques savoureux dérapages tels que l'interprétation endiablée de "
Bust your windows" (de Jazmine Sullivan) par le personnage Mercedes, fantasmée à la manière des excentricités d'une Ally McBeal dans la série du même nom, ou des fantaisies d'un JD dans
Scrubs. Les chansons interprétées par les acteurs sont uniquement des reprises, des Supremes à Rihanna en passant par Lionel Richie ou encore Queen. Mais avec le succès de la série, les propositions de chansons originales se sont multipliées, et les concepteurs de la série ont donc prévu d'en inclure dans un épisode intitulé "
Original songs", à titre d'exception. Cette gloire doit beaucoup à la qualité des interprétations et au casting de chanteurs chevronnés, dont certains ont déjà arpenté les planches de Broadway, à l'instar de Lea Michele, Matthew Morrison, ou encore Jenna Ushkowitz. Les cordes vocales jouent les montagnes russes, éclatantes de technicité... Peut-être trop virtuoses, justement, dans la plus pure tradition des chanteurs et chanteuses à voix américains. Jamais l'aspérité ne point dans les enregistrements en studio. Mais cela constitue un outil de promotion particulièrement efficace : les chansons calibrées pour les charts, mises sur les plateformes de téléchargement légales dans la semaine même de la diffusion de l'épisode, battent des records de vente, et font de
Glee une usine à tubes.
Derrière le phénomène, un concept pourtant simple : dans le lycée de la petite ville de Lima, perdue au fin fond de l'Ohio, un professeur d'espagnol décide de reprendre les rennes de la chorale tombée en désuétude et supplantée dans le cœur des lycéens par l'équipe de football américain et son pendant féminin, les pom-pom girls. Cette chorale, le "Glee club", semble vouée à l'échec, entre un professeur référent plein de bonne volonté mais occupé par une vie de couple exigeante, un directeur obsédé par l'argent qui refuse de dépenser un denier pour une activité non lucrative, et la coach des pom-poms girls bien décidée à tuer dans l'œuf ce qu'elle considère comme une menace pour les subventions qui lui sont allouées. Pourtant, une poignée d'élèves décide de s'inscrire : ce sont les invisibles, les marginaux, les rejetés, ceux qui se font jeter dans les poubelles par les gros bras, à qui on a honte de dire bonjour, qui n'ont pour eux que le rêve de se fondre le plus rapidement possible dans la masse inconnue de l'université. Le logo de la série porte d'ailleurs un L formé avec une main, signifiant "loser". A cet égard,
Glee se distingue des séries adolescentes classiques -
Dawson,
Les frères Scott (
One Tree Hill en V.O.) et autres
High School Musical,
dont les protagonistes sont des archétypes d'élèves beaux, brillants et populaires. Dans
Glee, minorités ethniques, handicapé, bègue, obèse, homosexuel forment la rimbabelle de personnages. Tous les parias du terrain miné du lycée plus hiérarchisé qu'une cour royale se concentrent dans ce petit groupe, avec pour seul espoir d'avoir son heure de gloire sur scène. A la fadeur de l'interprétation des chansons répondent au contraire des personnages hauts en couleur, moins lisses qu'ils n'y paraissent de prime abord, et objets de désir incommensurable pour la communauté de fans surnommée "Gleeks", contraction de glee et geek.
Si l'on peut regretter un manque de subtilité dans le format,
laissant apparaître uniquement un arc narratif par épisode, ou la sous-exploitation des personnages secondaires au profit de la talentueuse mais étouffante Rachel Berry, impossible de ne pas s'accrocher à la galerie de figures complexes (comme la délicieusement loufoque Emma Pillsbury, jouée par Jayma Mays), parfois franchement antipathiques, évitant l'écueil d'un manichéisme bon enfant tout en distillant une énergie et un enthousiasme communicatif. Sous ses allures consensuelles,
Glee cherche donc à dépasser les simples clichés et autres histoires d'amours mielleuses pour aborder des thèmes loin d'être novateurs mais traités sans détour. Ainsi, à mesure que le club s'agrandit pour inclure le quaterback et la capitaine des pom-pom girls flanqués de leurs acolytes - relégués au rang de vagues choristes ou de danseurs en arrière-plan -, le propos s'étoffe avec des questionnements sur le statut, l'identité sociale et l'opinion publique, et balaye les interrogations de l'âge cruel de l'adolescence, comme l'importance accordée aux opinions des autres, ou le fait de supporter ou non de ne pas être aimé.
Censée sortir des sentiers battus, la série
Glee, tellement huilée qu'elle glisse parfois, manque cependant certains sujets - la question d'un éventuel avortement n'est même pas évoquée lorsqu'une adolescente de 16 ans tombe enceinte - et s'embourbe trop souvent dans un sentimentalisme exacerbé, comme dans ces chansons-chorale qui clôturent certains épisodes - à l'instar de "
Hairography", où les membres du Glee club se mettent à chanter, avec force trémolos dans la voix, main dans la main avec une chorale de sourds, dans le but manifeste et quasi-obscène de faire pleurer dans les chaumières. Cette mièvrerie assumée permet néanmoins à la série d'osciller entre bon sentiments consensuels, et ironie mordante, sans jamais trancher. Cet humour cynique est d'ailleurs l'une des forces de la série, portée par des personnages antagonistes hauts en couleurs tels que l'horripilante et désopilante Sue Sylvester (Jane Lynch, qui aboie comme elle respire) ou encore la vicieuse Terri Schuester (Jessalyn Gilsig). Dans le flot des répliques qui fusent, scandées à toute vitesse par les protagonistes comme s'ils avaient peur de disparaître dès qu'ils ne parlent ou ne chantent plus, des voix en canon entonnent des "
badabada" à toutes vitesses, métaphore des bruits de couloirs qui bourdonnent à l'oreille. En un gimmick sonore, les créateurs de la série restituent le bruit sourd des rumeurs qui ne cessent de titiller les tympans.
Il ne faut pas oublier que l'un des pères de la série est Richard Murphy, l'homme qui a passé au scalpel notre rapport à la beauté et l'image dans
Nip/Tuck, franchissant régulièrement les limites du bon-goût et de la bienséance. Mais là où
Glee se distingue de sa grande soeur, c'est précisément dans son caractère a priori bénin : elle emprunte les codes convenus de la comédie américaine, avec sa galerie de personnages archétypés se définissant par leur handicap ou leur appartenance à une minorité - combien de séries pour adolescents avec un garçon en chaise roulante, une grosse noire, une héroïne au nez boursouflé et un homosexuel efféminé ? - et pour mieux en dynamiter les représentations, interroger les figures du "vainqueur" et du "perdant", et notre rapport à la représentation. Pour détourner un avion, il faut être à bord :
Glee revêt donc les atours de la parfaite comédie américaine, et gratte le vernis. La jungle du lycée est bien cette scène permanente où les spots lumineux exposent les protagonistes aux yeux d'un public sans scrupule, prêt à lancer un soda comme on catapulte une tomate, laissant toujours dégouliner des boissons sucrées sur le visage des freaks et autres indésirables, jusqu'à ce qu'un arrière-goût amer pique le bout de la langue - celui de leur revanche.