La prison de l'esprit
Réflexion politique, sociale, culturelle, mais aussi création atypique par son inventivité formelle, la série britannique Le Prisonnier, rediffusée pendant tout le mois d'août sur Arte, est une des créations les plus marquantes de l'histoire du petit écran. Lost, qui se terminait récemment, en est une héritière affichée. Pour la chaîne américaine AMC, en 2009, animés par le potentiel du concept original et les moyens techniques actuels, les réalisateurs Trevor Hopkins et Bill Gallagher en ont réalisé un remake, disponible en coffret DVD en France depuis le mois de mars. Visite parallèle (et intégrale) de l'ancien et du nouveau Village.
1967. Dans les rues de Londres, un homme (Patrick McGoohan) file au volant de sa Lotus Seven. D'un pas décidé, il s'avance dans un couloir sombre puis ouvre grand une double porte. Il tape du poing sur la table et démissionne. De retour chez lui, alors qu'il prépare sa valise, du gaz s'infiltre par le trou de la serrure. Il s'évanouit et se réveille au Village. Le pilote du
Prisonnier, série créée par Patrick McGoohan et George Markstein, s'ouvre sur ces images qui servent ensuite de générique à chacun des dix-sept épisodes de la série, au rythme des percussions et coups de tonnerre de la partition signée Ron Grainer. Une entrée
in medias res, et l'on n'en saura pas beaucoup plus. Qui est le héros, Numéro 6 ? De quel travail a-t-il démissionné et pourquoi ? Où se trouve le Village et par qui est-il dirigé ? Beaucoup de questions, aucune réponse.
2009. Michael (Jim Caviezel), employé par l'entreprise Summakor pour espionner les gens grâce à des systèmes de surveillance, démissionne. Il se retrouve au Village, privé de son identité, sous le nom de numéro 6. Le Village, dirigé par 2 (Ian McKellen) est un lieu isolé au milieu du désert. Les habitants y vivent dans la peur et doivent à tout prix se conformer à la norme. Ils ne savent pas qu'il existe ailleurs un autre monde, à
l'exception de quelques uns, les rêveurs, qui voient des images de leur vie passée dans leurs songes. Ces rêveurs sont traqués pour être réhabilités. 6 cherche à s'échapper du Village et à percer ses mystères. S'engage alors, tout au long des six épisodes de 45 minutes, un bras de fer avec Numéro 2.
"Bonjour chez vous !"
Loin d'un remake plan par plan de son prédécesseur, ce village des années 2000 s'impose comme une variation sur des motifs communs. Si
Le Prisonnier des années 1960 est une allégorie avant tout politique, son successeur respecte les codes du thriller psychologique de science-fiction. En 1967, le Portmeirion de Patrick McGoohan, village-hôtel où la série originale a été tournée, dessiné par l'architecte Sir Clough Williams-Ellis et situé au Pays de Galles, est extrêmement stylisé, tant dans les décors que dans le traitement des personnages qu'il abrite. Le village de vacances en Tunisie qui accueille la version moderne respecte un cadre narratif plus classique : le remake s'attache ainsi à une poignée de personnages au fil des six épisodes, découvrant leur psychologie et les liens qui les unissent d'une manière qu'élude totalement la série originale.
Le cadre formel évolue également :
Le Prisonnier de Trevor Hopkins et Bill Galagher suit le modèle des séries feuilletonnantes apparu dans les années 1990, découpant une intrigue principale sur plusieurs épisodes. Dans la version originale, les épisodes sont en revanche autonomes et constituent des univers à eux seuls ; si bien que, notamment dans les deux derniers chapitres, l'allégorie est poussée à son extrême, jusqu'à devenir un théâtre de
pantins qui ne sacrifie à aucune forme de réalisme. La série s'inscrit en ce sens dans un mode de fonctionnement caractéristique des fictions télévisées de l'époque, où les épisodes sont indépendants. Mais, au-delà des conventions, Patrick McGoohan, devant et derrière la caméra en 1967, balaye la plupart des normes de l'écriture télévisuelle contemporaine.
Ainsi, l'épisode 7, intitulé "Le Retour", est quasiment muet ; le numéro 3, "A, B et C", joue sur les codes du film d'agent secret. Démiurge absolu sur un projet qu'il a intièrement porté, le comédien alors célèbre pour le rôle de John Drake dans la série britannique
Destination Danger - créée par Ralph Smart, 1960-1968 - réécrit les scénarios, réalise certains épisodes et impose des choix artistiques audacieux. La fin ouverte, notamment, conspuée par les fans à l'époque qui attendaient des réponses alors que les questions posées par l'épisode ne font qu'ajouter un niveau symbolique : le numéro 1 se révèle être une facette du numéro 6, et le village n'est autre que la réprésentation de la prison que nous en avons en chacun de nous. De même, dans la nouvelle série, le montage syncopé et l'absence de transitions brouillent les repères spatiaux-temporels, se jouent de la chronologie et mêlent les scènes fantasmées aux événements réels. Cette confusion s'accélère dans les derniers épisodes, plongeant la série dans un onirisme cruel et inquiétant.
Si le village semble bien exister dans l'ancienne série, il est, dans la nouvelle, une pure vue de l'esprit, le rêve de la femme de 2. Lorsque celle-ci se réveille, le monde des songes s'effondre et des trous apparaissent, laissant voir le néant. Utopie au sens propre, lieu de nulle part, le nouveau Village est un rêve démiurgique là où l'ancien est une farce hypocrite. Retrouvant le vieux motif du savant fou, le nouveau village est pavé de bonnes intentions quand l'ancien n'est clairement qu'un outil de torture psychologique. C'est pourquoi aux
numéros 2 qui se succèdent dans la série de Patrick McGoohan et qui représentent la stérilité et l'oppression du pouvoir dans la société, répond un 2 unique, à la personnalité forte et complexe, dans le remake. Un 2 qui croit en son projet dans un fanatisme que poursuivra 6, devenu 2, à son tour.
"Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre"
Le numéro n'est pas une identité mais une fonction ; en cela, il est une négation de l'individu. Les numéros 2, dans la version originale, se succèdent et chaque épisode en voit apparaître un nouveau. De même dans la nouvelle série, les enfants répètent leur leçon à l'école, nous apprenant qu'il n'y a pas de n°1 car personne ne peut l'être, et que même 2 est au service du peuple. Discours hypocrite s'il en est, qui montre bien que le numéro est un statut dans la société. 2 est lui-même asservi à l'idéal du Village auquel il sacrifie sa femme et son fils, définition même du fanatisme. Le village est un enjeu de pouvoir, il faut se soumettre à la hiérarchie, devenir soi-même la hiérarchie ou mourir. En cela, il n'y a aucune place pour la liberté que Numéro 6 tente d'arracher. Loin d'être un personnage sympathique, on dit de lui dans l'épisode 3 : "
Il n'est pas conventionnel. Parfois je me demande même s'il est humain." Sévère, froid, souvent violent, il n'est que pure révolte. Mais sa soif inextinguible de liberté écrasée par des mises en scène toujours plus sophistiquées ne fait qu'alourdir le sentiment d'oppression que suscite la série. Seul contre tous, il inaugure l'atmosphère paranoïaque sur laquelle se fonderont bien plus tard d'autres séries, américaines cette fois.
Avec sa parabole sur la liberté, McGoohan se garde bien de dénoncer un camp, et laisse entendre en ces temps de guerre froide que les méthodes ne diffèrent pas tant à l'Ouest qu'à l'Est. Le Village bariolé aux gadgets futuristes comme les téléphones sans fil est une parodie de la presse, de l'art, de l'éducation, de l'économie et surtout de la politique du monde contemporain. Tout y est standardisé, du costume au langage, dont la célèbre formule "
Be seeing you !" est restée dans les mémoires - on doit la trouvaille du fameux "
Bonjour chez vous !" qui en est la traduction
française à l'acteur qui doublait McGoohan, Jacques Thébault. La tyrannie de la mode tout autant que les illusions de la fausse démocratie et la manipulation de l'opinion ne résistent pas au regard acéré du comédien-réalisateur. Les habitants sont filmés en permanence, observés depuis la salle de contrôle. Et s'il leur venait la mauvaise idée de vouloir s'échapper, le Rôdeur, une étrange bulle blanche, se charge de les arrêter.
La version 2009, bien que marquant sa filiation avec la série dont elle est issue par un certain nombre de références comme le Rôdeur, ou le Grand-bi vélo avec une grande roue à l'avant et une petite roue à l'arrière symbole de l'ancien Village qui trône au plafond du bar du nouveau Village, ne joue pas vraiment sur les mêmes procédés. A l'image des labyrinthes contemporains, elle est un jeu pervers de l'esprit qui entend interroger avant tout des dynamiques psychiques plus que sociales. "
On pense que le désastre à venir sera écologique, que le problème est politique. Mais non, la vraie guerre est psychologique", avoue 2. Ainsi, au doublon 6/1 de la série de 1967 qui, dans un ultime éclair, lance déjà cette piste de l'intériorité, fait écho le dédoublement de 2 et de 6 dans celle de 2009. Ces alter ego sont comme un moyen de survivre en exprimant les sentiments réprimés, chargés de libido. Ils sont les pulsions des personnages, violence pour 6 et légèreté pour 2. Mais dans les années 1960 comme aujourd'hui, l'issue est fatale. Le Village est nulle part et partout, et le risque que nous courons est d'un jour en prendre la tête.