Vous avez demandé une famille normale, ne quittez pas Diffusée aux Etats-Unis depuis octobre sur ABC - qui, avec Better Off Ted depuis l'année dernière, s'arroge une place de choix dans la production de sitcoms -, la série télévisée Modern family, créée par Christopher Lloyd et Steven Levitan, duo réputé de Frasier, s'offre une audience plus qu'honorable : 9 millions de spectateurs en moyenne pour suivre les tribulations de trois familles américaines, même face au titan American Idol, programmé à la même heure. Initialement prévue pour onze épisodes, la première saison du feuilleton en fera finalement le double, avant d'être prolongée pour une deuxième saison dès la rentrée prochaine. Modern Family est à
Sept à la maison ce que
Skins est à
Dawson : l'enterrement sauvage d'une vision doucereuse et enrobée de papier-sucre des relations humaines. Le révérend Eric Camden et sa patience universelle, sa femme Annie et ses (toujours) bons conseils, leurs cinq enfants à têtes d'anges et leurs pseudo-problèmes de coeur fleurent bon la naphtaline. Dix ans passés dans le deuxième millénaire, l'angélisme s'est fissuré : la "famille moderne" ressemble aujourd'hui à un puzzle géant et bariolé, multi-culturel, hétéro et homo, jeune et vieux, bazar sans nom où la distribution des rôles se joue à coups de dés. Le père de famille se veut "dude", la femme a 30 ans de moins que le mari, une petite vietnamienne atterrit chez un couple d'hommes. Affranchi par
The Office dans le monde des séries télévisées, le genre du "mockumentary" (combinaison de "
mock", "faux", et "
documentary"), qui désigne les fictions empruntant leur forme au documentaire, avec caméra à l'épaule et impression de prise sur le vif, trouve en
Modern family un écrin de choix. Ainsi suit-on trois foyers façon télé-réalité, qui seraient trois déclinaisons du modèle familial aujourd'hui, avec remariage, couple gay et modèle (apparemment) traditionnel père-mère+ribambelle d'enfants. Dès la fin du premier épisode, le lien entre les trois familles se tisse en un plan : l'arbre généalogique accroche dans ses branches toute la tribu, trois générations confondues.
Un père, sa fille et son fils sont au milieu du chaos. Le premier, Jay, a la soixantaine révolue, boit tellement de bières qu'il ne voit plus ses pieds, et arbore fièrement une collection de joggings aux pourtours saillants. Dans sa grande maison de béton et verre résonnent les talons de sa charmante seconde épouse, Gloria, dont le corps voluptueux vaut à lui-seul une nouvelle entrée dans le dictionnaire, accompagnée de son fils, Manny, pré-pubère fleur-bleue un peu trop mature. Du côté de la fille, Claire, femme au foyer hyperactive : un mari incontrôlable (Phil), et trois enfants aux faciès d'archétypes télévisés - Haley, l'adolescente qui veut grandir plus vite que ne l'autorisent ses parents ("
C'est comme ça qu'on retrouve des jeunes filles mortes", lui répète sa mère) ; Alex, la cadette aux sarcasmes dignes de Daria ; et Luke, le benjamin qui n'a pas encore compris que mettre sa main dans le feu brûle. Du côté du fils, Mitchell, avocat psychorigide : son compagnon flamboyant Cameron, qui assure avoir fait une grossesse symbolique
pendant la procédure d'adoption ("
Un truc de physique moléculaire ; c'est de la science, on ne peut pas lutter contre"), et leur petite Lily, régulièrement affublée de costumes de Diara Ross ou Madonna pour se faire prendre en photo par son père, avant de regarder
Scarface pour s'endormir ("
elle adore les couleurs pétantes", assure Cameron). Elle n'a pas soufflé sa première bougie.
Ping-pong sans temps mort, les répliques, vannes et joutes fusent d'une scène à l'autre, d'un foyer à l'autre, alors que le montage serré alterne scènes de la vie quotidienne et interviews face caméra, où les protagonistes répondent à des questions ("
ce que signifie 'être responsable' ?", "
ce que je déteste entendre ?"...) ou commentent l'action. Cette mise en abyme illusoire des confidences pourrait ne servir qu'à révéler des faiblesses, doutes et aspérités des personnages, et à renforcer l'effet de réel. Paradoxalement, l'effet comique n'en est que plus corrosif :
Modern family joue sur différents registres d'humour, oscillant entre le comique de situation, la farce, le mime, l'absurde, jusqu'à les mêler en une seule scène, une seule répartie. Chaque personnage porte un registre humoristique propre, une folie douce singulière qui, combinée à celle des autres, agit autant comme un excitant qu'un calmant, stimule autant qu'elle équilibre. Face caméra aussi, les égarements se multiplient, le délire se nourrit du silence. Et dans les scènes de vie, quand le va-et-vient verbal s'interrompt un instant, l'un ou l'une jette un oeil à la caméra, comme un signe de détresse, à se demander ce qu'il ou elle a fait de mal dans une vie antérieure pour atterrir dans une famille pareille.
Comme un courant d'air qui s'engouffre dans une maison et suspend le temps avant de faire claquer les portes, l'électricité se propage dans l'atmosphère à mesure que les exaspérations des uns se frottent aux exaltations des autres, que les névroses communient, que les rouages s'emballent et la machine s'affole, à peine le temps de cligner la paupière. La survie passe par le nombre de phrases placées en un minimum de secondes, par le bon mot lancé au bon moment, dans les vingt minutes que dure chaque épisode. Il faut jouer des coudes pour exister, et s'affirmer en intimidant les autres dans un rapport de forces incessant. La jungle du foyer oblige chacun à aiguiser sa répartie, à la lisière d'une méchanceté gratuite mais qui, dans le contexte de la famille, passerait presque pour naturelle : simplement dans des proportions caricaturales et hors-normes, tour à tour psycho-drames et crises d'hystérie démesurées qui se soldent, quelques secondes plus tard, par des embrassades. On prend les mêmes, et on recommence.