L'art de la manière, façon Perec
Comment, quelle que soient les conditions sanitaires, psychologiques, climatiques, économiques ou autres, mettre le maximum de chances de son côté en demandant à votre Chef de Service un réajustement de votre salaire ? ou, plus facile à retenir, L'Art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation ou encore, "car il faut toujours simplifier", L'Augmentation, est une farce sociologico-logique, un défi scientifico-littéraire ou une aporie administrativo-expressive : rayez les mentions inutiles. 1h30 pour résoudre ce problème de l'augmentation : c'est le défi impossible qu'a relevé Marie Martin-Guyonnet, metteur en scène du Théâtre de La Boderie. Heureux hasard du calendrier, la pièce de Perec est montée au Théâtre du Guichet Montparnasse, au moment où l'OuLiPo fête son cinquantième anniversaire. Jubilation des mots pour le jubilé de l'Ouvroir de Littérature Potentielle : un demi-siècle de contraintes détournées par les ruses littéraires de cette bande de fiers joueurs de la langue, de champions du calembour, de recordmen de la pirouette scripturale.
L'OuLiPO offre un casting pour le moins hétéroclite. Cette troupe de joyeux troubadours des temps modernes ressemble à une grande famille dans laquelle se trouveraient rassemblés des sprinteurs du poème tel Jacques Jouet qui les écrit entre deux stations de métro, des architectes mots-no-maniaques, à l'instar de Ian Monk qui compose des listes comme on construit des tours, et des poètes de trottoir comme Hervé Le Tellier, pour lequel nos petits déchets urbains sont autant de pépites pour composer un trésor poétique. Sur scène, Marie Martin-Guyonnet n'a invité ni ingénieur ni mathématicien mais un oulipien, Olivier Salon, qui figure aux côtés de Jehanne Carillon et Jean-Marc Lallement. "
C'est un double plaisir pour moi, qui suis aussi un auteur oulipien, que de porter les mots de Perec, confie Olivier Salon.
Comme pour les jeudis de l'Oulipo qui ont lieu à la bibliothèque nationale, j'accorde une grande importance au partage des textes avec le public. Jouer cette pièce est une belle occasion de faire sonner la littérature."
Prenons un texte écrit pour une diffusion radiophonique, il y a de cela une quarantaine d'années. Ajoutons que ledit propos n'est rien d'autre que le développement littéraire d'un organigramme. Et remarquons pour finir (mais ce n'est qu'un début) que les seuls "personnages" envisagés ne sont autres que : "la proposition", "l'alternative", "l'hypothèse positive", "l'hypothèse négative", "le choix" et "la conclusion". N'oublions pas, enfin, de préciser l'objet de l'opération : une tentative de description exhaustive mais non ennuyeuse de toutes les étapes pouvant mener à une augmentation de salaire. "
Vous avez mûrement réfléchi, vous avez pris votre décision et vous allez voir votre Chef de Service pour lui demander une augmentation." Ça, c'est la case départ. S'ensuit, selon un itinéraire savamment construit, audacieusement contraint, subtilement réfléchi, telle une partie de petits chevaux ou un jeu de l'oie, une course à la prime rhétorique, un marathon du parfait salarié des mots. Car l'entreprise, ici, est aussi littéraire. Dans cette isotopie du travail, c'est le labeur scriptural qui s'exprime et s'imprime peu à peu dans l'esprit du spectateur, porté par les variations d'un texte à structure spiraloïde. Jamais on ne revient exactement au même point dans cet imbroglio de syllogismes, ce cercle vicieux de majeures et de mineures, ces combinaisons de paradoxes à n'en plus finir.
A propos de sa pratique littéraire, Perec avait l'habitude de dire, non sans humour, que puisqu'il n'avait pas d'imagination, il fallait bien qu'il se donne des "trucs" pour écrire. Ses "trucs" à lui, c'était les contraintes. Et de ce côté-là, pas de problème pour en imaginer. Son Petit vélo (
Quel Petit Vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, 1966), fait le tour des figures de style ; avec
La Disparition (1969), il récidive en évinçant le "e" de sa langue littéraire. Pour mettre en texte la ridicule complexité d'une administration malade de ses tourments, Perec obéit au mot d'ordre des oulipiens, ces "
rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir". Et si, comme le recommandait
Jacques Roubaud, "
un texte écrit suivant une contrainte doit parler de cette contrainte", on peut dire que Perec disserte abondamment sur les méandres entrepreneuriaux. C'est dans le magazine
Bull information, alors qu'il est lui-même
archiviste assidu et documentaliste rigoureux au CNRS, que Perec récupère l'organigramme qui doit lui servir de modèle pour l'établissement de ses combinatoires théâtrales. "
Alors que la situation donnée (demander une augmentation à son chef de service) tient, avec toutes ses hypothèses, alternatives et décisions, sur un schéma d'une page, il m'en fallut vingt-deux à double colonnes et pas gros caractères pour explorer successivement toutes les éventualités ; cet exercice, fondé sur la redondance, s'est avéré suffisamment intéressant, et amusant, pour que j'en tire, quelques mois après, une pièce radiophonique à l'intention de la radio allemande."
Pour servir ce texte, il a fallu aux interprètes du Théâtre de la Boderie un travail colossal de mémorisation, pour lequel ils n'ont pas hésité à reprendre les ruses des rhétoriqueurs. "
C'est l'espace qui me sert de moyen mnémotechnique, explique Olivier Salon
. Je sais à quel endroit du plateau je dois dire quelle réplique." Le décor, justement, plantons-le. Loin de l'éternelle grisaille des administrations poussiéreuses, c'est une entreprise en technicolore, son et lumière, qui occupe le plateau. Rouge, vert, bleu. Tout y est : le bureau de l'employé avec ses immanquables tiroirs métalliques, son rétroprojecteur et sa chaise en formica, le coin de mademoiselle Yolande, un brin engoncée dans ces petits souliers, la porte kafkaïenne du bureau du Chef de Service (dont on n'oubliera pas les majuscules conventionnellement respectueuses). L'envie de porter Perec à la scène vient chez Marie Martin-Guyonnet d'un coup de coeur ancien : "
La mise en scène par Jean Guérin en 1982 de La Vie mode d'emploi
dans un immeuble désaffecté de Montreuil avait été pour moi une expérience de théâtre très forte. Reprendre une oeuvre de Perec s'est imposée peu à peu à partir de ce souvenir." Pour explorer ce texte, elle a pris soin de ne laisser de côté aucun des aspects de l'écriture de Perec. "
Il dit vouloir explorer quatre champs : la sociologie, l'autobiographie, le jeu et la fiction. Il me semblait essentiel de garder ces quatre dimensions à l'esprit." Et elle ne s'est pour cela imposer qu'une seule contrainte, et non des moindres : "
respecter l'esprit de Perec, en travaillant le texte comme un diamant brut."
Ecrivain polymorphe, qui disait vouloir épuiser tout ce qui est possible, Perec a touché à tous les genres : roman, poésie, théâtre, mots croisés et même opéra puisqu'à la fin de sa vie, il fomentait un projet musical,
L'Art effaré, opéra de cinq notes comme d'autres font des opéras de quat'sous, et qui aurait été classé dans un genre musical nouveau : "la pentaphonie". Ainsi, ce n'est pas faire un ajout gratuit que d'émailler le texte de
L'Augmentation de chants et de chorégraphies comme le font les acteurs du Théâtre de la Boderie. Les comédiens se donnent
la réplique en se faisant tour à tour les incarnations du supérieur ou des employés, faisant chanter la petite musique du jour de travail ordinaire, la voix anonyme des conjectures et de l'inquiétude. Récitant les alternatives et les algorithmes, ils reprennent en choeur un refrain qui n'est jamais exactement le même : "
faisant le tour des différents services dont l'ensemble constitue tout ou partie de la noble Entreprise à laquelle vous avez consacré, tout au long de votre vie, le meilleur de vous-même…"
Les Choses (1965), a pu le présenter comme un gentil moraliste de la société de consommation,
La Vie mode d'emploi comme un radiologue de la vie privée des années 1970. Avec
L'Augmentation, mise en scène pour la première fois par Marcel Cuvelier en 1970, Georges Perec aurait pu devenir un défenseur du bien-être au travail. Si l'étiquette d’écrivain engagé n'est pas la première à venir à l'esprit des critiques contemporains en ce qui le concerne, on aurait tort de le reléguer au rang des auteurs aveuglément émerveillés. Car, lorsqu'il s'attelle à décrire jusqu'à l'épuisement la réalité, c'est pour adopter un regard légèrement oblique. Prenant modèle sur Bertold Brecht, il insuffle toujours à ses textes une pointe d'ironie propre à établir dans la lecture la distanciation nécessaire à la description du réel.
Visionnaire, Perec écrit cette pièce à l'époque du plein emploi et parle déjà de plans de licenciement et de mondialisation. On y trouve accumulés dans une longue tirade "
les problèmes de main-d'oeuvre, la fluctuation des cours, les charges sociales, le respect des droits fondamentaux de la personne humaine, le coût de la vie, les conflits sociaux, les hasards de la politique, les incertitudes, en un mot, du marché". S'il y a rire, il est jaune, car c'est de souffrance au travail qu'il est ici question. L'acte est autant artistique que politique. Et le résultat aboutit à un mélange déroutant d'ironie et de peinture cynique de l'univers du travail. Comme le soulignait déjà la presse lors de la sortie de la pièce : "
Jamais on aurait pensé qu'un algorithme vécu par des acteurs puisse susciter à ce point le rire ou l'angoisse."