L'avare était en noir
L'Illusion comique de Corneille avait été mise en scène à la Comédie Française de façon très moderne il y a quelques mois. Il n'en est rien pour L'Avare de Molière, avec un Denis Podalydès aussi noir que risible dans le rôle éponyme.
Le rideau s'ouvre sur l'intérieur d'une maison bourgeoise : un escalier en pierre, en bas à droite une porte de service et, sur la gauche, deux fenêtres à barreaux d'où pénètre la lumière, rien de plus. On ne voit aucun mobilier, aucune tenture, aucun portrait. Le décor est sommaire, à l’image d'Harpagon, le personnage principal, vêtu d’un modeste habit noir, sur lequel se détache sa fraise rouge comme une tâche sanglante sur un vêtement de deuil. Le contraste est saisissant et place d'emblée le personnage sous un jour inquiétant et menaçant. Une fois de plus, Molière s'en prend à l'autorité des pères : Harpagon refuse de consentir aux inclinations de ses enfants, Cléante et Elise, et préfère les donner à des partis de son choix, qui auront l'avantage de ne pas le ruiner. On ne saurait en effet oublier la fameuse réplique d'Harpagon : "
sans dot !", portée à son comble par Valère qui fait mine d'y accorder crédit : "
Tout est renfermé là-dedans, et sans dot tient de beauté, de jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse et de probité".
C'est à Denis Podalydès que revient la lourde tâche d'endosser le rôle de cet être sournois et duplice, qui joue les vieillards myopes, boiteux et souffreteux aux yeux du monde, mais qui sait retrouver toute son agilité dès lors qu'il s'agit de poursuivre ceux qui en veulent à sa cassette. Le choix du décor se trouve alors pleinement légitimé : l'escalier, espace intermédiaire entre deux pièces, espace de fuite, est le lieu adéquat pour un vieillard encore bien jeune qui court sur scène, rosse ses valets, et n'a de cesse de quitter précipitamment les lieux pour aller "
faire un petit tour à [son] argent". Permettant le mouvement, les marches autorisent également la dissimulation : dans cet espace sombre et reculé, Harpagon peut surprendre les conversations qui ne lui sont pas destinées.
La noirceur de l'habit ne fait que traduire celle de son âme : non content de saigner sa maisonnée, il songe également à faire main basse sur la jeunesse, en cherchant à épouser Marianne, et tourne autour d’elle de façon inquiétante comme un oiseau de proie. Le nom même d' "Harpagon" vient d’un mot grec signifiant "rapace".
Dans cette course au profit, il trouve son alter-ego dans le personnage de Frosine, incarnée par Dominique Constanza.
Également en noir, l'entremetteuse borgne cherche elle-même à s’attirer les bonnes grâces du vieillard afin de lui soutirer quelques deniers qui lui permettraient de gagner son procès. Mais face au refus catégorique de ce dernier, la rusée a tôt fait de changer de camp et permet à la pièce de ne pas sombrer dans le drame. En effet, si cette mise en scène accentue le côté sombre du personnage, elle n'oublie pas pour autant son aspect risible. Louis de Funès, qui incarnait le personnage de l'avare dans son propre film tourné en collaboration avec Jean Girault, a sans doute été un modèle pour Denis Podalydès : on le devine à ses grimaces, à sa gestuelle. Les poursuites, les chutes et coups de bâton se succèdent à mesure que s'enchaînent les quiproquo. Harpagon lui-même,
croyant plaire à celle qu'il convoite, met en avant sa fluxion en lui toussant ostensiblement à la figure, et se met à ses genoux, non pour lui offrir une bague ornée d’un diamant comme gage de son amour, mais bien au contraire, pour la lui reprendre. On est incontestablement dans le domaine de la farce, et, lorsqu'au quatrième acte, Harpagon paraît sur scène le visage peint, on reconnaît aisément le masque d'Arlequin, le personnage de la Commedia dell’arte.
Pour le monologue de l'avare, Denis Podalydès n'hésite pas à rompre littéralement le quatrième mur : il quitte l'espace de la scène pour celui de la salle, enjambe les fauteuils des spectateurs et adresse à la foule un appel désespéré : "
N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris ?" Le personnage sombre du début en deviendrait presque pathétique : où est passé le vieillard despotique aux doigts crochus ? "
Il ne faut pas qu'il soit avare parce qu'il est méchant. Il faut qu'il soit méchant parce qu'il est avare, explique le comédien.
Il est comme tous les grands malades de Molière : son obsession finit par lui donner une forme d’innocence. Il est lavé par son propre péché." À l'instar d'Orgon entiché de Tartuffe ou de l’hypocondriaque Argan, Harpagon rejoint la lignée des monomaniaques moliéresques. Mais, contrairement aux deux autres personnages, ne guérit pas de son obsession.