APRÈS AVOIR TRAVAILLÉ SUR LA TRILOGIE DU REVOIR de Botho Strauss l'année dernière avec les élèves de l'École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon, Alain Françon a monté Le Temps et la Chambre - écrite en 1988 et traduite par Michel Vinaver - qu'il considère comme la plus étrange et à la fois la plus passionnante des pièces du dramaturge allemand. Avec ce théâtre de la potentialité et de la discontinuité, Strauss ose faire ce qui paraîtrait impensable. Si les deux notions d'espace et de temps sont souvent vues comme unes et indissociables, elles sont ici séparées dès le titre : il y a le temps et la chambre, ce qui, dès lors, nous extirpe du bâti dramaturgique habituel où tout est fait pour que l'illusion de vrai et la logique soient restitués. La pièce, à la fois hermétique et drôle, bouscule les codes habituels de la narration et du théâtre, et ainsi, déjoue l'espace et le temps. –
Par Emilie Combes
LA PIÈCE EST SCINDÉE EN DEUX moments distincts, et sépare les deux notions. La première partie, c’est l’espace. Deux hommes, sceptiques, vivent là, ensemble, dans un vaste appartement dont la pièce principale donne sur la rue grâce à trois grandes fenêtres, et où se trouve une gigantesque colonne antique. Olaf et Julius regardent le monde s’agiter du haut de leur fenêtre. Julius décrit à Olaf une jeune femme – Marie Steuber – qui passe dans la rue. À peine ont-ils déploré sa tenue et sa "pâleur de petit écran" que celle-ci fait irruption dans leur salon. Arrivent ensuite des personnages dont on ne sait s’ils ont à voir où non avec le reste de la dramaturgie : l’Homme qui a perdu sa montre, l’Impatiente, le Chauffeur de taxi, la Femme qui sommeille, l’Homme au manteau d’hiver et le Parfait Inconnu. La seconde partie, c’est le temps. Composée de huit courtes scènes, elle retrace sans aucune chronologie le parcours de Marie dans des lieux clos – chambre, appartement, bureau –, et relate ses désirs de tendresse, ses angoisses, ses histoires avortées et finalement, l’impossibilité de la rencontre. Dans un décor qui à certains égards évoque les toiles d’Edward Hopper, espace et temps sont à la fois présentés dans un entremêlement hermétique et magnifiquement réunifiés par Alain Françon. –
Héritage de l’absurde "TU N’AS PAS ENCORE REGARDÉ PAR LA FENÊTRE aujourd’hui", dit Julius à Olaf au début de la pièce. Evidemment, avec deux hommes mûrs, seuls, assis sur des fauteuils en situation d’attente dans un espace clos dans lequel ils semblent englués, on pense à Beckett. Comme si Julius et Olaf étaient des Vladimir et Estragon. Mais au lieu d’attendre Godot, ils se contentent de regarder par la fenêtre et parlent de neige, de crottes, de pigeons, de marteaux piqueurs. Le temps passe, c’est "un jour en tout cas aux confins du plus rien", commente le personnage avant que son regard ne soit attiré par la fille à la jupe courte, et que celle-ci ne fasse irruption dans le salon pour demander des comptes : "Vous venez de parler de moi ? C’est bien vous ? Qu’est-ce que vous racontez là ? Qu’est-ce que vous savez de moi ?". Soudainement, l’espace extérieur fusionne avec l’intérieur. Et d’un coup, ce lieu de calme, ce lieu d’observation, où trônent simplement deux fauteuils, une table basse et la colonne, se transforme en un lieu d’agitation, où les gens entrent, sortent, se rencontrent, se séparent, sans que rien, en apparence, ne les relie, hormis l’intériorité de l’espace.
LES PERSONNAGES DE BOTHO STRAUSS rompent également avec le statut classique du personnage de théâtre. Leur nom même montre bien ce qu’il y a chez eux à la fois "de magnifiquement indécis et en même temps de totalement productif" (Présentation de la pièce par Alain Françon au TNS). L’identité des personnes est « situative », elle ne dépend que de l’instant dans la situation, ce qui témoigne parfaitement du paradoxe de la nécessité de l’incarnation du personnage face à une absence de sujet. Car de sujet, il n’y en a pas. Il n’y a que des énonciations. Exit la psychologie, le "Soi" est absent, au profit de figures complexes. La pièce évoque donc un univers onirique et absurde, sans aucune forme de cohérence, qui rompt avec le principe de causalité, et déroute le spectateur.
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Fragmenter le temps LA DISCONTINUITÉ DE LA PIÈCE se trouve de prime abord dans le titre : les deux notions sont séparées. Il y a le temps, et la chambre. Selon Alain Françon, Le Temps et la Chambre "comporte toute les maniaqueries stylistiques de Botho Strauss, […] on retrouve dans la pièce tout ce qui est caractéristique de son écriture, […] c’est à dire l’impossibilité de raconter un récit de manière linéaire, donc c’est toujours fragmenté, c’est toujours discontinu, il y a un vrai tissu, il y a une narration, mais elle est forcément discontinue, parce qu’il pense qu’on ne peut plus s’en tenir à la causalité". Botho Strauss remet totalement en question les bases de l’intrigue classique et opte pour une discontinuité et des combinaisons aléatoires qui vont ouvrir les possibles. Selon le metteur en scène, Strauss, passionné de sciences contemporaines et notamment par la physique quantique, utilise les théories scientifiques, celle du chaos ou des structures dissipatives, comme des agencements textuels. Le franchissement du seuil critique est capital dans son écriture. Quand un seuil se franchit, l’instant d’avant on est dans la perte, il en manque toujours un, et l’instant d’après, on est dans l’excès. Ces dispositifs ont pour effet de dynamiser la pièce, de créer un rythme et fait de l’immédiateté une esthétique.
BOTHO STRAUSS SE SERT DE L’ESPACE comme le seul lien à sa dramaturgie. C’est bien la chambre qui fait le lien entre tous ces personnages. Ils sont tous pris dans un mouvement aléatoire qui les fait se rencontrer et les sépare, dans un temps double, décousu, ou parallèle, entre immédiateté et passé. "Un alchimiste, un éclectique qui dérange, Botho Strauss l'est bien plus que quelqu'un qui écrit simplement des histoires avec un début, un développement et un épilogue" (Eloge de Botho Strauss prononcée par Luc Bondy pour la remise du Prix Büchner 1989). Chaque personnage devient un "joker" pour les autres, au point que l’un d’entre eux se demande à un moment ce qui serait arrivé à chacun si Marie Steuber, clef de voûte de la pièce, n’avait pas fait ou avait fait partie de leur jeu de carte. –
Horizon de sens DANS LA SECONDE PARTIE de la pièce, Marie est confrontée à huit "types" masculins : ce sont, à l'exception de Julius, les hommes de la première partie, qui soudain, se dotent d'un nom et prennent une existence dans la vie de la jeune femme. Les séquences retracent son histoire de femme, complexe, discontinue, sans pour autant proposer de "collage postmoderniste" comme on peut en trouver dans de nombreuses pièces contemporaines. Le spectateur doit alors faire un effort de reconstitution de la narration et surtout du sens, au milieu de cette discontinuité. Si Strauss déconstruit les logiques et les habitudes narratives, il y a dans sa dramaturgie, une verticalité qui ouvre un horizon de sens. "La chambre", ce serait ce lieu aléatoire, dominé par la présence d’une colonne mystérieuse, qui rappelle un temps antique, un théâtre classique. Elle serait aujourd’hui le refuge d’êtres en errance, qui se croisent, se manquent, se séparent, et dont Julius et Olaf, points fixes dans leurs gros et confortables fauteuils en cuirs, seraient les gardiens. "Le temps", ce serait celui de l’histoire en bribes de Marie, réelle ou fantasmée. Et Marie, ce serait "la" femme, toutes les femmes, à la fois fascinante et monstrueuse, à l’instar de Médée, ou au contraire merveilleuse et gardienne d’une clé de compréhension du monde, à l’instar d'Alice. Mais c’est aussi une femme qui s’égare, tout autant qu’elle se retrouve.
"L'audace des constructions, la curiosité à pervertir les traditions théâtrales et à inventer de nouvelles formes pour chaque pièce, est une condition essentielle du théâtre de Botho Strauss. Ses pièces ont d'ailleurs pour le metteur en scène une tournure singulière : elles se lisent difficilement, car elles sont souvent structurées de façon elliptique; mais à peine sont-elles parlées par les comédiens qu'elles deviennent plastiques, foncièrement comiques et non plus seulement mystérieuses" (Éloge de Botho Strauss prononcée par Luc Bondy pour la remise du Prix Büchner 1989). La beauté de sa pièce provient en partie de sa capacité à dépasser les aliénations, la banalité de la condition humaine, pour créer une sorte de "comique de l’instant", admirablement rendu par la mise en scène d’Alain Françon. Chez Botho Strauss, ce qui est uni est séparé, ce qui est impossible est permis, et l’espace théâtral devient un lieu de liberté. E. C.
------------------------------- à Paris, le 15 janvier 2017
Le Temps et la chambre, de Botho Strauss, texte de Michel Vinaver
Jusqu’au 03 février 2017,
Mise en scène d’Alain Françon, avec Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la Comédie-Française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff.
Théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun, Paris 20e
du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30, le dimanche à 15h30
Tarifs : en abonnement, de 8 à 15€ la place / hors abonnement, plein tarif 30€ - moins de 30 ans et demandeurs d’emploi 15€ - jeunes de 13 à 17 ans 10€ - plus de 65 ans 25€.
Rens. et réservations : 01 44 62 52 52
Puis en tournée :
Maison de la Culture d’Amiens les 7 et 8 février 2017
MC2, Grenoble du 14 au 17 février 2017
Théâtre Sortie Ouest, Béziers du 22 au 24 février 17
Théâtre du Nord, Lille du 1er au 12 mars 2017
Festival Théâtre en Mai, Dijon du 19 au 21 mai 2017 Crédits Photos © Michel Corbou