LA PIECE EST SOMBRE, SOUS-SOL EN PIERRE DE TAILLE dont on ne sait s’il est protecteur des mots à venir ou enfermement face à l’Histoire violente. Quelques notes douces, la lumière s’estompe, et une voix surgit de l’ombre, celle de Céline Pitault, ou de Marina Tsvetaeva : "Comment ça va, la vie ?" De fait, les deux subjectivités ne cessent de se confondre : celle de la poétesse et celle de la comédienne qui lui redonne vie dans cet espace clos. Chacune ne cesse de tour à tour murmurer, clamer ou décrire la solitude et le dénuement dans un siècle de Révolution et de terreur, mais surtout d’exil.
Je suis née le 26 septembre 1892 à Moscou.
Influence dominante de ma mère : Musique / Nature / Poésie / Allemagne.
Passion pour la judéité.
Seule contre tous.
Influence plus secrète mais non moins forte de mon père : Passion du travail / Absence d ’arrivisme / Simplicité / Renoncement.
Influence conjuguée de mon père et de ma mère : caractère spartiate.
Ma mère est l’élément lyrique lui-même. Je suis la fille aînée, mais non la préférée. De moi, elle est fière. La plus jeune, elle l’aime.
Blessure précoce d’un manque d’amour.
Ce n’était pas une éducation, c’était une mise à l’épreuve.
Ma mère mettait à l’épreuve la force de résistance de notre cage thoracique
Allait-elle céder ? Non ! Elle n’a pas cédé !
Au contraire elle est devenue si vaste que par la suite et même maintenant rien ne peut ni la remplir ni la nourrir. Ma mère nous faisait boire à la veine ouverte du lyrisme. Tout comme moi plus tard ayant ouvert la mienne je m’efforçais de faire boire à mes enfants le sang de notre propre douleur...
Leur bonheur est que ce fut un échec / Le mien, un succès.
Après une mère comme elle
ne me restait plus qu’une chose à faire devenir poète.
LES DATES FROIDES QUI RYTHMENT LE DISCOURS de Céline Pitault sont autant de couperets : "25 octobre 1917" — la nuit de l’insurrection d’Octobre — se mue en drame personnel, avec désespoir mais aussi par une forme de tendresse tragique que cette performance traduit et réinterprète avec une grande finesse. L’Histoire stalinienne, le quotidien en URSS, n’en sont que plus présents qu’ils sont ici tus dans leurs détails "prosaïques". Seule demeure, "contre tous", la parole de Marina Tsvetaeva, médiatisant avec une humanité sans faille la souffrance de ceux qui vont « contre » : "Aller contre, voilà ma devise", scande Céline Pitault. Et pourtant, dans l’intense solitude qui marque le discours de la poétesse, exilée à Paris, on devine les réalités soviétiques, comme les longues files de femmes, attendant des nouvelles de leurs fils et mari arrêtés, décrites aussi par exemple par Lydia Tchoukovskaïa dans Sofia Petrovna (écrit dans les années 1930, publié en 1965). On entend la froide déshumanisation et le profond sentiment d’orphelinat qui fonde les lamentations de nombre des écrits des « Compagnons de route » en URSS, Andreï Platonov en première ligne. On entend l’esprit de délation et les craintes que décrira une vingtaine d’années plus tard Vassili Grossman dans Vie et Destin (écrit en 1962, publié en 1980).
CETTE SOLITUDE EST PALPABLE dans la mise en scène proposée par Céline Pitault. Seule en scène, tout ici est Séparation, du nom d’un recueil de Marina Tsvetaeva publié à Berlin en 1922. Solitude d’autant plus violente qu’elle entrelace sans cesse un regard sur le passé et des projections, souvent fantasmées, vers l’avenir, dans la mesure où la mort ne cesse de se nouer à la thématique des enfants. Un appel aigu émerge, dos au public, à demi-couvert par La Mer de Charles Trenet qui s’élève du poste de musique sur la table, à sa fille Irina morte de faim dans un orphelinat en 1920. Ensuite, Marina Tsvetaeva entretient un dernier dialogue, sans concession, avec sa mère décédée. Puis enfin une forme de transmission à son fils, « Mour », seul moment de la pièce où la dimension scripturale des mots de la poétesse apparaît, la lettre à demi-lue sur scène renvoyant aux derniers mots écrits par cette mère avant de se suicider. Mais si la génération à venir, dans la littérature des années 1930 en URSS, est généralement celle frappée de plein fouet, sacrifiée au profit du bonheur commun – phénomène contre lequel se révoltait déjà Ivan dans Les Frères Karamazov de Fiodr Dostoïevski un demi-siècle plus tôt (1879-1880) – chez la poétesse, l’enfant (Irina, Mour, elle-même) est autre. Il est celui, ensorcelé, qui a pour charge de survivre, celui à qui on écrit une dernière lettre avant de se donner la mort : "Il ne faut rien expliquer à un enfant, il faut l’ensorceler. Et plus le sens de l’incantation ensorcelante est ténébreux, plus elle pénètre en profondeur dans sa conscience, plus l’effet est absolu en lui : “Notre Père, qui es aux cieux…”" écrit-elle dans Le Diable et autres récits. Parce que la poétesse se situe entre des figures décédées, se tisse une continuité qui contraste avec le sentiment de défiliation qui habite la prose de son époque. Continuité des générations, et impression sans cesse renouvelée de métamorphoses, qui font dire à Claude Delay : "J’aimerais ici justifier le singulier de sa vie, brasier si ardent qu’elle retombe en cendres successives, sans jamais permettre qu’elle s’éteigne. Marina connut de multiples morts avant d’étrangler son phénix à la corde à linge du désespoir, dans la petite bourgade d’Elabouga." . Pas de stagnation chez elle, ni dans la mise en scène de Céline Pitault, dont la dynamique rend hommage à celle de l’écriture tsvetaévienne. Les scènes enflent, les mots s’entrechoquent, la musique accompagne un souffle poétique, et brusquement tout se tait pour laisser place au tableau suivant. Entre deux siècles, à part sur le plan esthétique, le destin de la poétesse, tout comme les choix scénographiques, rappellent les vers d’Andreï Biely une dizaine d’années avant l’exil de Marina Tsvetaeva à Paris : "Tout devint triste dans la course boiteuse de la semaine à sept pattes. "
–
L'humanité comme résistance
NUL BESOIN, ICI, ALORS, DE VASTES DECORS. Une table et trois accessoires évoquant l’époque soviétique, une chaise, deux ou trois valises. Et pourtant, on entend et pressent l’intensité de ce que Marina Tsvetaeva tisse avec grâce dans ses vers. "Neuve Neige, / Plus blanche que page / Neuve neige / Plus blanche que rage / Slave... / Rafale, rafale / Aux mille pétales, / Aux mille coupoles, / Rafale-la-Folle !" Parce que résiste, face à tous, la force de son "Je". Si Luba Jurgenson, professeure à Sorbonne-Université en études slaves, évoque cette force impérieuse, et indique que, chez Marina Tsvetaeva, "les événements se trament au sein du langage", c’est parce que ce "Je" ne cesse de se dresser contre son époque. La poétesse, dans la présence de Céline Pitault, n’en semble que plus anachronique à son siècle. En effet, 1892, l’année de sa naissance à Moscou, est aussi l’année de la grande conférence de Dmitri Merejkovski, Des causes de la décadence et des nouveaux courants de la littérature, annonçant tous les mouvements en "-iste" fustigés au début de la pièce : "acméistes, néo-acméistes, -istes, -istes, -istes !". Le "Je" de Marina Tsvetaeva, résolument moderne, se refuse pourtant à appartenir à un mouvement. Sa résistance à l’Histoire s’articule à sa résistance aux canons esthétiques, à l’appartenance à un groupe, y compris les plus avant-gardistes. Ici, le discours poétique s’entrelace aux propos autobiographiques, dans une verve dont il est difficile de démêler ce qui provient de Le Ciel brûle (1910-1923), Tentative de Jalousie (1924-1939) ou de ses nombreux autres recueils poétiques, d’Indices terrestres (années 1920), de ses Carnets (1913-1939) ou encore de son œuvre épistolaire, bien qu’on devine parfois la présence d’un Rainer Maria Rilke ou d’un Boris Pasternak comme destinataires de mots lancés dans un désespoir vigoureux.
CAR "TOUT EST DANS LES MOTS" chez Marina Tsvetaeva, comme le rappelle Céline Pitault lorsqu’elle s’exclame : "Le mot est tout". L’œuvre de la poétesse comme Celle qui revient là se trouvent condensés dans cette phrase. Le mot est tout, dans un souffle que les brusques accélérations et décélérations de la comédienne rendent avec brio. Il est tout aussi par la transe avec laquelle les vers sont parfois récités. Inclinaison des éclairages, changement de posture, mains dans les cheveux, tête renversée en arrière — on se souvient de la posture de nombre des héroïnes de la prose des années 1920, sacrifiées par le régime, à commencer par I-330 dans le célèbre Nous d’Evgueni Zamiatine (1924). S’entend alors la "démesure" de la poétesse. Si celle-ci résiste, c’est face à la déshumanisation du nouvel homme soviétique, dit-elle, affirmant une vitalité que seule une lecture attentive, de la part de la comédienne, pouvait déceler derrière le désespoir. Chez Marina Tsvetaeva, comme ici au théâtre du Gymnase, la poésie est indissociable de la vitalité, mais aussi de la féminité. Le choix des costumes, dans ces moments de transe poétique, n’en est que meilleure exploration.
–
Entendre Marina Tsvetaeva aujourd'hui
CELINE PITAULT PARVIENT A RENDRE A MERVEILLE l’« éternelle vaillance » de la poétesse (selon les mots que celle-ci emploie à propos de Boris Pasternak, dans son article "Averse de lumière" en 1922). Par des jeux de voix et de rythmes, par la scansion du texte au gré des accessoires, tout concentre une certaine fusion entre le dénuement et la fluidité. La Mer de Charles Trenet revient, inlassable, couvrir les récits les plus dramatiques, comme l’appel à son mari emprisonné. La mise en scène propose un accord judicieux entre les mots et les gestes. Avec élégance, la comédienne enlève et remet son manteau, se mettant véritablement "à nu" avec beaucoup de grâce. "Seule contre tous", Céline Pitault l’est du vendredi au dimanche au Studio Marie Bell, contre le passé qui hante les pages de la poétesse russe, contre un présent parfois déshumanisé. Parce que oui, en effet, comme le rappelle la comédienne au sortir de la salle, "La parole de Marina Tsvetaeva est encore essentielle à entendre aujourd’hui".