Méliès, l'apprenti sorcier
C'est d'abord la petitesse des lieux qui frappe le regard. Malgré tous leurs efforts, les quelques chaises et les fauteuils chinés de-ci, de-là, ne pourraient guère accueillir plus d'une cinquantaine de personnes. Tant mieux. A trop s'agrandir, la Vieille Grille perdrait tout son charme. Eclos dans les années 60, ce café-théâtre aura abrité les premiers pas d'artistes comme Coluche, Romain Bouteille, Rufus, ou encore Archie Shepp. Aujourd'hui, c'est sous l'œil bienveillant d'un Bacchus de pierre - dernier vestige de ce qui fut autrefois une cave à vin - que Laurent Berman et Anne Quesemand, les gérants, officient. Voilà plus de trente ans qu'ils ont fondé la Compagnie du Théâtre à Bretelles : Anne Quesemand est auteur-metteur en scène et Laurent Berman, scénographe-décorateur. Ensemble, ils ont créé une vingtaine de spectacles originaux, souvent parcourus par les grands thèmes du langage, du temps ou encore de la mémoire. Ils présentent en ce moment, Méliès, Cabaret magique, un spectacle étonnant autour des courts métrages de celui qu'Edgar Morin qualifiait de "prestidigitateur qui mit le cinématographe dans son chapeau pour en sortir le cinéma" : Georges Méliès (1861-1938).
De vieilles affiches ornent les murs. Les comédiens, qui ne prêtent pas attention aux spectateurs déjà installés et sirotant un thé ou un verre de vin, se préparent. Mais déjà les verres sont vides, les loupiotes s'éteignent, le spectacle commence. Sur scène, pas de décor ou si peu. Dans un coin, un Méliès de carton-pâte surveille la bonne marche de ce
Cabaret magique qui convie, en plus d'un
Voyage dans la lune, à un périple dans le temps, près d'un siècle en arrière, à une époque où le cinéma n'était que le successeur de la lanterne magique et où, de fait, aucun lieu ne lui était attitré. Simple attraction parmi d’autres, le Cinématographe se contentait alors du
nomadisme des cirques et de l'exiguïté des baraques. C'était sans compter sur un certain Georges Méliès. Fasciné par la prestidigitation, qu'il pratiquait lui-même en amateur, ce jeune homme enthousiaste comprend bien vite tout l'éventail des possibles qu'offre le cinéma. Les frères Lumière voient dans leur invention une simple curiosité scientifique à l'avenir improbable, Pathé et Gaumont en font une industrie ; le coup de génie de Méliès, quant à lui, est d'en déceler le potentiel créatif et de l'exploiter à outrance, jusqu'à réaliser plus de cinq cents courts métrages en seize ans d'activité. De la création d'un objet technique à la naissance du Septième art, le pas est franchi.
Les premiers films de Méliès se contentent d'imiter ceux des frères Lumière et relatent des scènes de la vie quotidienne bourgeoise, somme toute assez simples. Mais, bientôt, la machine à images sert non pas à reproduire le réel, mais à le mettre en scène pour créer de l'irréel, voire du surréel. Dès lors, Méliès se spécialise dans les vues fantastiques et les films à "trucs". Il sera ainsi l'un des premiers à utiliser le trucage dit "à substitution" : la caméra s'arrête le temps, pour le réalisateur, de remplacer un objet par un autre. Surimpressions, utilisation ingénieuse des fonds noirs, arrêt de la caméra au moment opportun : les trucages - qui ne constituent pas un simple accessoire dans le film, mais une fin en soi - n'ont pas de secret pour l'apprenti-sorcier qui disloque à loisir la silhouette de ses acteurs, change les femmes en squelettes ou multiplie un même visage à l’infini...
Certes, au début du siècle, l'image animée n'en est encore qu'à ses balbutiements, et Méliès ne maîtrise pas encore toute la syntaxe cinématographique. Le hors-champ, le montage dans sa définition actuelle ne lui sont pas familiers. Quant au jeu des acteurs, il se résume souvent à des gesticulations. Mais on ne peut nier que, de ces pantins désarticulés, de ces décors baroques et excessifs, émane une poésie encore vive un siècle
après : "
Les hommes marchent au plafond, les mauvais anges jaillissent des horloges, l'Aurore et la Grande Ourse luttent à la nage, un parapluie planté en terre de Lune devient un champignon géant. Saturne sort de son anneau et dix femmes surgissent de l'ombrelle d’un jongleur. L'initiateur du cinéma ne fut pas seulement un prestidigitateur de génie, mais encore le premier poète de l'image animée", écrivent Robert Brasillach et Maurice Bardèche dans leur
Histoire du cinéma en 1935.
En une quinzaine d’années, le jeune cinéaste débutant devient homme-orchestre, ne se contentant pas de réaliser ses films, mais écrivant également les scénarios, dessinant les décors et assurant la production via sa propre société à l'emblème en forme d'étoile, Star Film. Par son audace, Méliès contribue à donner au divertissement qu'est le cinéma ses lettres de noblesse et à lui conférer le satut de pratique culturelle qu'on lui connaît aujourd'hui. Mieux encore, il en fait un cérémonial, une incantation, un art primitif à la limite de la magie. Dès lors, on ne pouvait lui rendre plus bel hommage que ce "cabaret" aussi hybride que l'oeuvre du cinéaste. De fait, ses films flirtent sans cesse avec la photographie - le plan est encore fixe, et rien ne se joue en hors-champ - et le théâtre - le spectateur assiste à la représentation depuis sa place. De la même façon, le spectacle proposé par Laurent Berman et Anne Quesemand prend des allures de bric-à-brac qui hésite entre cinéma, concert et théâtre. Jamais bavards, les commentaires de nos deux "bonimenteurs" aident à comprendre les effets spéciaux employés dans la vingtaine de courts métrages projetés. Les musiques originales signées Laurent Grynszpan et les interventions d’un magicien farfelu, achèvent de donner à l'ensemble une atmosphère de fête foraine. Si, durant une heure et demie, le voyage est onirique, les metteurs en scène rappellent bien, au détour d'un film sur l'affaire Dreyfus, que Méliès était également impliqué dans la vie politique de son époque. Un pied dans le réel, l'autre dans la poésie, c'est là le sel du spectacle, à l'écran et sur les planches.
Polyphonique, ce
Cabaret magique associe étroitement texte, graphisme et musique, sans que jamais l'un de ces modes d'expression n'étouffe les deux autres. Il s'inscrit de cette façon dans la trajectoire artistique qui est celle du Théâtre à Bretelles depuis plusieurs années : "
Laisser à chacun des trois éléments texte-image-musique son existence propre de langage à part entière, sans qu'aucun d’eux ne soit jamais illustratif ni pléonastique." Les spectacles de rue et les créations originales de cette compagnie entraînent dans leur sillage un léger parfum de lanterne magique, de marionnettes, de théâtre d’ombres. La voix des conteurs ressuscite l'atmosphère des veillées d'antan. Des enfants aux yeux lourds de sommeil jusqu'aux personnes les plus âgées, toutes les générations se côtoient à la sortie de la Vieille Grille. Voilà qui aurait sans doute fait plaisir au vieux monsieur qui condamna un jour l'idée d'un cinéma réservé à une certaine élite et qui finit modestement sa vie en vendant des jouets et des confiseries du côté de la gare Montparnasse…
