ÉCRITE DE L'EXIL par Euripide lors de la guerre contre le Péloponnèse en 405 av. J-C, Les Bacchantes est l'une des dernières tragédies de la Grèce antique. Il y a 2500 ans, le théâtre antique avait pour fonction de divertir mais aussi d'éduquer en consolidant les fondements moraux de la cité et en constituant une spère de discussion. Parmi les nombreuses questions que pose Les Bacchantes, c'est particulièrement celle de la folie que Sara Llorca se propose d'éclairer, en plaçant au coeur de son spectacle le questionnement des limites de notre humanité. Si plusieurs interprétations s'affrontent pour tenter d'expliquer la place de Dionysos dans l'oeuvre d'Euripide, la jeune metteur en scène ne cherche pas à questionner la place que le dieu occupe et tente plutôt de revenir aux fondamentaux du théâtre antique par une création qui associé dramaturgie épurée, présence du choeur et matérialité. – Par Emilie Combes
DIONYSOS, FILS DE ZEUS et de la mortelle Sémélé, retourne dans sa ville natale, Thèbes, pour y imposer son culte. Son cousin Penthée, roi de Thèbes, refuse de croire en cette union et d’honorer Dionysos comme un Dieu. Revenu sous les traits d’un mortel, Dionysos cherche donc à se venger de lui et de tous ceux qui nient sa divinité : il jette un sort sur les femmes de la cité qu’il rend délirantes et les envoie dans la montagne pour se livrer à l’orgie. Ces femmes, ce sont les Bacchantes. Pour incarner l’ensemble des personnages, trois acteurs – Anne Alvaro, Ulrich N’Toyo et Jocelyn Lagarrigue – jouent tour à tour plusieurs rôles, passant d’une identité à une autre. À leurs côtés, Sara Llorca incarne le chœur, soutenue par deux musiciens dont les créations musicales apportent au texte un éclairage plus moderne.
– Transe musicale et organique
LE SPECTACLE S'OUVRE sur un Prologue écrit par Sara Llorca qui, ajouté à la pièce d’Euripide, tente de réduire la distance avec la tragédie antique et invite le public d’aujourd’hui à une fête théâtrale, évocatrice de celles qui célébraient autrefois le culte de Dionysos. Il faut en effet rappeler que Les Bacchantes est la seule tragédie en rapport direct avec les fêtes consacrées au dieu, qui sont à l’origine même du théâtre en Grèce antique. Le chœur des Bacchantes comporte donc des références à des pratiques cultuelles – hymne, transe dionysiaque –, mais transposés pour créer un spectacle, et réfléchir en un sens à la double nature, spectaculaire et religieuse, du théâtre. Si Sara Llorca laisse de côté la dimension religieuse de la pièce, elle n’en oublie pas son aspect rituel et cérémonial, et cette fête théâtrale accorde dès le Prologue une part belle à la transe et au chœur, si caractéristique des situations dramatiques de la tragédie grecque.
SARA LLORCA, CHOEUR DES BACCHANTES, chante la puissance et la nécessité du culte dionysiaque et assume à elle seule une posture rituelle qui fonctionne grâce à une création sonore imaginative, accompagnant dès lors le dieu bachique dans ses extases. La musique composée spécialement pour le spectacle – aux influences multiples : jazz, rock, musique traditionnelle bretonne ou musique électronique – s’appuie sur les sept chœurs réécrits par Sara Llorca – comme "Gloire à Dionysos". La musique ne constitue pas de simples intermèdes, elle ponctue naturellement la tragédie, et participe de l’ambiance générale du drame.
LA MISE EN SCÈNE s’appuie également sur une esthétique à la fois organique et technologique. En regard d’une installation très moderne – qui associe bâtons lumineux et tapis de sol doré – la matière organique occupe l’avant-scène, amplifiée par le corps des acteurs, plus ou moins vêtus. Raisin mâché et écrasé, terre fraîche, jus, viennent enduire le sol que les acteurs foulent pour former une matière qui rappelle l’ivresse du vin, avant de se transformer en sang.
– La folie en question
REVENU DÉGUISÉ EN HOMME dans sa ville natale, d’une troublante féminité, Dionysos est l’étranger, l’Autre. Il n’est pas le "bon" Dieu qui vient rétablir quelque chose, mais un dieu agité, qui vient à la rencontre du pouvoir, du roi, pour renverser l’ordre établi. Dionysos peut être un dieu inquiétant en ce qu’il incarne la frénésie, la folie, brouille les frontières entre le divin et l’humain, l’humain et le bestial. Le rôle est magnifiquement incarné par Anne Alvaro, dont le côté androgyne et la puissance naturelle éclairent la nature ambiguë de ce dieu qui prend les traits d’un homme.
RESPONSABLE DE THÈBES, Penthée s’inquiète du chaos infligé à sa cité par cet étranger qui dit être venu pour diffuser le culte dionysiaque. Il décide alors de l’affronter, mais à la brutalité du roi, le dieu répond par une déroutante sérénité : "Je vous le dis : ne m’enchaînez pas, c’est moi le sage, et vous les fous !" Ulrich N’Toyo, qui tient le rôle de Penthée, donne chair à la succession d’états que traverse le personnage : arrogance, impuissance, métamorphose, désespoir. Il est aussi surtout question d’aveuglement, celui d’un roi manipulé par un Dieu, emprisonné dans ses convictions, qui n’apprend la situation des Bacchantes que par le récit qu’on lui en fait, et semble sombrer dans la folie.
LA FOLIE, C'EST AUSSI CELLE DES BACCHANTES, qu’on ne voit pourtant pas, hormis Agavé qui descend du Cithéron au dénouement de la pièce, portant la tête tranchée de son fils. Cette folie, orchestrée par Dionysos, atteint son efficacité dramaturgique, et spectaculaire, par la présence du chœur sur scène qui en est le médiateur. Sara Llorca réussit à donner corps et voix à cette présence féminine fanatique, aérant le flot du texte par des percées musicales et de transe, ouvrant dès lors un ailleurs possible par cet hymne dionysiaque.
– Dionysos, pivot du drame
POUR LA PREMIÈRE FOIS dans la tragédie grecque, le dénouement ne vient pas du ciel : pivot et moteur du drame, Dionysos s’en charge. Anne Alvaro excelle dans l’oscillation entre la cruauté et la séduction, entre la force et la subtilité, entre la violence et la douceur. La vengeance du dieu est cruelle, et tout comme les murs du palais de Penthée qui s’écroulent, c’est la cité, elle-même, qui se désagrège. Mais la rencontre entre Dionysos et Penthée n’est pas uniquement la confrontation entre l’humain et le divin, entre la raison et la folie. Sans porter de jugement, Sara Llorca met en valeur la richesse de ce texte complexe et son processus dramaturgique. Elle propose une ingénieuse mise à jour de la "machine infernale" que Dionysos met en branle pour faire tomber peu à peu Penthée et introduire le doute au cœur même de la cité.
Bien plus qu’une querelle entre les dieux et les hommes, Euripide décrit dans Les Bacchantes le déclin du modèle de la cité antique et pose la question des femmes et des étrangers, thèmes singulièrement modernes. Si deux millénaires nous séparent de l’œuvre d’Euripide, ses enjeux résonnent encore de façon saisissante : folie meurtrière commandée par un Dieu, aveuglement, limites de notre humanité... C’est l’exploration de la bestialité, de la sauvagerie humaine et ainsi, la mise en question des limites de notre condition que permet la contemplation de cette transe dionysiaque.
Les Bacchantes d’Euripide Adaptation et mise en scène par Sara Llorca Jusqu’au 17 novembre 2017 Avec Anne Alvaro, Ulrich N’Toyo, Jocelyn Lagarrigue, Sara Llorca, Benoît Lugué et Martin Wangermée Théâtre 71 3 Place du 11 Novembre, 92240 Malakoff Mar, ven : 20h30 Mer, jeu, sam : 19h30 Dimanche à 16h Tarif normal : 27€ Tarifs réduits : 18€, 13€, 9€ Rens. et réservations : 01 55 48 91 00 / billetterie@theatre71.com
Tournée 2017 : 21 et 22 novembre 2017 : Le Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque 29 novembre au 2 décembre 2017 : Théâtre Montansier, Versailles 6 décembre 2017 : La Faïencerie, Théâtre de Creil 8 décembre 2017 : Centre culturel de La Norville 12 et 13 décembre 2017 : Le Lieu unique, Scène nationale de Nantes 18 au 21 décembre 2017 : La Manufacture, Centre dramatique national Nancy 9 et 10 janvier 2018 : La Halle aux grains, Scène nationale de Blois 16 au 18 janvier 2018 : L’Espace Malraux Scène nationale de Chambéry 20 janvier 2018 : Théâtre Jacques Cœur, Lattes 23 au 27 janvier 2018 : Théâtre Olympia, Centre dramatique national de Tours 30 janvier au 1er février 2018 : La Filature Scène nationale de Mulhouse 6 février 2018 : La Scène nationale Grand Narbonne 8 février 2018 : L’Avant Seine, Théâtre de Colombes
Sortie de l’album Les Bacchantes, le vendredi 10 novembre 2017 Martin Wangermée, Benoît Lugué, Sara Llorca Enregistrement, mixage et mastering : Emmanuel Gallet - Studio Mercredi 9 (Paris) Production : Sara Llorca, Benoît Lugué, Martin Wangermée, Compagnie du Hasard Objectif Titre à écouter : "Gloire à Dionysos"