Le temps des cerises
A-t-on le droit de témoigner d'un événement dont on n'a pas été témoin ? Est-il possible d'être habités par des mémoires qui ne nous appartiennent pas ? Jusqu'où la parole parvient-elle à enserrer le sens d'un aveu qui n'attend que d'être formulé ? Autant de questions auxquelles Laurence Sendrowicz tente de répondre dans un monologue fait de constants aller-retours entre passé et présent, histoire collective et itinéraires individuels. De retour au théâtre de la Vieille Grille, un an après avoir contribué à l'adaptation de Menschel et Romanska du dramaturge israélien Hanokh Levin, l'auteur y interprète son propre texte : Les Cerises au kirsch.
Lumières tamisées. Un tabouret. Une paire de chaussures à talons rouges. Des bretelles qu'on met ou qu'on enlève, comme pour signifier que le passé ne peut se raconter que par métonymie. Le décor est posé : sobre, sans manquer de charme - à l'image de la maison de la Vieille Grille, ce petit théâtre qui a été tour à tour cabaret, café-concert et cave à vin. Il suffit d'un geste sur l'espace carré de la scène pour qu'on pénètre les plis d'une période révolue, trop souvent réduite à ses conséquences tragiques. Autrement dit, dans cette pénombre dénuée de tout accessoire superflu, hausser les épaules, faire une grimace, courir sans avancer - sinon dans l'écart qui sépare le public du rideau épais au fond de la salle - sont aussi bien des actions fonctionnelles au déroulement de la pièce que des moyens de détourner l'attention du spectateur des faits évoqués, afin que l'ampleur d'un drame collectif ne puisse effacer celle, tout aussi lacérante, quoique potentiellement aphasique, des vicissitudes personnelles.
Elle est seule, mais ils sont trois, voire quatre. Léon, 10 ans, caché avec son petit frère chez une dame à Bruxelles, lorsqu'au tout début des années 1940 la guerre l'oblige à se séparer de sa famille. Mickaël, 17 ans en 2009, petit-fils de Léon avec lequel il dialogue et qui lui rappelle, cette fois d'une voix brisée, transformée par le temps, qu'en 1942 "
personne n'aurait misé un sou sur le fait [qu'il] devienne grand-père un jour". La mère, enfin, une femme sans nom qui fait le lien entre deux générations, réduite au silence dans ce passage de relais et pourtant toujours présente : à plusieurs reprises, on entend ses larmes sous forme d'onomatopées - des "plic" et des "ploc", qui
entrecoupent de manière inattendue le récit principal. Le choix d'une économie matérielle dans la mise en scène et la maîtrise du jeu d'acteur - qui n'en est pas un, justement - semblent atteindre le but premier de toute représentation qui se voudrait à la fois bienfaisante et nécessaire : abriter dans un lieu tiède et retiré la possibilité d'un partage, d'une entente commune susceptible de brouiller les clivages entre les mots et les choses, la littérature et la vie.
Proche du texte, malgré le décalage entre langue écrite et adresse directe à l'auditoire, ce conte qui nous est destiné pour que l'on puisse nous aussi en transmettre la mémoire balance sans cesse entre le rythme syncopé d'une comptine et le langage imagé de la poésie. En apparence polyphonique, il ne décline en réalité qu'une seule et même instance énonciatrice qui fait de son corps le réceptacle d'une narration plurielle, caractérisée par le déplacement du point de vue ainsi que l'emploi récurrent de l'analepse. Introduite par l'ajout ou le retrait d'un accessoire, celle-ci se réalise sans que nul autre élément n'intervienne sur scène pour informer d'un éventuel retour en arrière. Eclairages et sons ne sont là que pour accentuer une ambiance ou simuler la présence d'un feu d'artifice ; ils ne constituent en aucun cas l'arrière-plan de la diégèse, qui se satisfait des mouvements et des postures choisis par la comédienne pour dessiner avec grâce, et non sans ironie, les éclats d'une histoire qui ne saurait faire l'objet d'un compte rendu linéaire.
C'est probablement par le biais de ce qu'on pourrait qualifier de "grammaire des gestes" que l'on peut saisir la réussite de la collaboration entre une écrivaine, Laurence Sendrowicz, acceptant exceptionnellement d'incarner ses propres personnages, et un metteur en scène, Nafi Salah, de retour au théâtre après de nombreuses années consacrées en priorité à la peinture et aux arts plastiques. Tous deux, à la ville comme à la scène, s'engagent dans une démarche visant à interroger la place de la fiction dans le processus de reconstitution d'un événement traumatique. La présence de ce dernier, dans leurs travaux, ne répond jamais à une simple ambition pédagogique ; en réalité, elle atteste d'un intérêt documentaire profond, justifié non seulement par leur propre vécu, mais aussi, et c'est en cela que se joue la nuance, par la prise de conscience du fait que
nous vivons dans une époque hantée par les disparitions. Qu'elles soient matérielles - les témoins directs des grandes catastrophes qui ont marqué le XXe siècle - ou qu'elles résultent d'une rupture invisible dans les modalités de conservation de toute mémoire communautaire et transgénérationnelle - à titre d'exemple, le progressif détachement du sujet vis-à-vis du passé dont il est issu, au sein des sociétés capitalistes les plus avancées -, ces disparitions nourrissent, pour reprendre les mots de Nafi Salah, "
un questionnement d'aujourd'hui qui interpelle aussi demain".
Et c'est bien cela qui frappe dès la fin de la pièce : cette impression que son actualité ne pourra se révéler qu'a posteriori. Puisque, s'il est indéniable que
Les cerises au kirsch abordent un sujet brûlant, il serait réducteur d'en mesurer la pertinence dans l'immédiat, sans tenir compte des arrière-goûts qu'elles laissent présager. Ainsi le laisse entendre l'avertissement de la comédienne avant même que le spectacle ne commence, quand elle passe dans les rangs et invite les gens à une dégustation en guise d'entrée en matière : "
Mettez tout dans la bouche ; laissez l'alcool se répandre sur la langue ; savourez le mélange de chocolat et de liqueur… et surtout attention au noyau !"