L`Intermède
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C'EST SUITE À UNE DEMANDE des acteurs, Anna Mouglalis et Xavier Legrand, que Julie Brochen met en scène au théâtre de l'Atelier la fameuse pièce du Suédois August Strindberg, Mademoiselle Julie. Dans sa note d'intention, la metteuse en scène dit avoir été "frappée par la sensualité et l'audace de cette pièce si hautement décriée et critiquée lors de sa création", mais n'en avoir perçu au départ que la violence et l'incommunicabilité. Le regard des acteurs lui a permis de dépasser cette première sidération pour saisir et travailler ce que l'intrigue avait de sulfureux.

Par Brice Thalien
 

L'HISTOIRE SE PASSE EN SUÈDE, la nuit de la Saint-Jean. Julie, la demoiselle de la maison, fait irruption dans la cuisine où se trouvent deux domestiques, Jean et Christine : elle veut entraîner Jean dehors, où la fête bat son plein, et l'inviter à danser. Lorsque Christine se retire, commence un jeu de séduction qui durera toute la nuit et dont l'issue s'avèrera funeste.



Huis clos tragique
 

LA PIÈCE SE JOUE DANS L'ESPACE CLOS de la cuisine aux murs bruts et gris. Si l'invitation de Julie à danser semble d'abord ménager une issue, l'évasion devient impossible dès lors que la porte se ferme. Tout se confine alors entre ces quatre murs, dans cet espace qui semble enfermer, en même temps que les personnages un segment temporel : cette nuit du solstice d'été nimbée de magie par le folklore et la tradition, supposée favoriser la fécondité et les rapports amoureux. theatre, l`atelier, mademoiselle julie, august strindberg, anna mouglalis, xavier legrand, julie brochen, naturalisme, erotisme, tragedie, ironie, sarcasme, folie, saint-jean, inversion des rolesPeut-être est-ce ce charme, exaltant les pulsions au point de les rendre irrépressibles, qui pousse les personnages à commettre l'irréparable entre l'acte I et l’acte II.

LA FAUTE n'est jamais nommée mais
 suggérée avec une insistance croissante, associée au renversement de l'ordre établi. Comme au jour du carnaval, dont le pouvoir de canalisation des forces subversives a bien été analysé par Mikhaïl Bakhtine, les maîtres peuvent devenir valets et les valets maîtres. Mais on est loin de la comédie du XVIIIe et de ses jeux sans conséquence, loin de L'Île des esclaves de Marivaux où l'inversion des rôles, une fois la parenthèse temporelle achevée, se résout pas le retour de l'ordre établi et la mise en place d'un pouvoir raisonnable. Ici, au contraire, la tension est constante, et aucune transgression n'a lieu impunément. Le rapport à soi et aux autres se fait de plus en plus trouble, comme si chaque personnage n'était ni à sa propre place, ni à la place de l'autre. Le jeu malsain et dangereux auquel se livrent les personnages crée un malaise sur le terreau duquel semblent pousser simultanément la folie de Julie et la cruauté de Jean. La jeune fille ne sait où aller et hurle au valet de l'aider à se trouver une place, comme en écho à ce soi devenu incertain. L'errance identitaire est soulignée par le rôle des deux chaises disposées autour de la table de cuisine : alors que Julie s'assoit sur la chaise où Jean s'était d'abord installé, ce dernier prend lui-même la place de Julie, puis la situation s'inverse à nouveau, en un jeu de chaises musicales qui semble ne pas avoir de fin.

 

D'UN POINT DE VUE SCÉNOGRAPHIQUE, la cuisine prend une dimension de plus en plus abstraite, comme si les murs gris, toile de fond aux teintes désespérément fades, participaient à effacer les repères des personnages. Le décor au départ naturaliste qui sert aussi de repère au spectateur devient de plus en plus symboliste : les bottes du maître, la cuisinière et le téléphone sont laissés de côté ; plus rien ne rattache les personnages ni les spectateurs au monde rassurant de la réalité familière. L'oiseau assassiné à la fin de la pièce devient le symbole de la meurtrissure du personnage de Julie qui ne peut sortir ni de l'espace confiné de la cuisine ni de sa prison mentale. Les dimensions du lieu semblent se resserrer davantage à mesure que les personnages étouffent en eux-mêmes, figurant ainsi matériellement l'angoisse qui les étreint.


Comique et cynisme

 

LE SPECTATEURS ASSISTE AUX EFFORTS vains de Julie pour tenter d'échapper à ce qui semble la clouer au sol, à cette folie    dont on ne sait si elle la tient de sa mère - qui avait autrefois incendié la demeure familiale -, des pouvoirs fantastiques de la nuit de la Saint-Jean ou de l'ivresse qui réveille les pulsions enfouies au plus profond du soi. Et le jeu des acteurs rend la pièce plus ambiguë encore, bien loin du naturalisme dont se réclamait l'auteur. theatre, l`atelier, mademoiselle julie, august strindberg, anna mouglalis, xavier legrand, julie brochen, naturalisme, erotisme, tragedie, ironie, sarcasme, folie, saint-jean, inversion des rolesLe ton tire vers l'ironie et le sarcasme, balayant le registre pathétique auquel le spectateur pourrait s'attendre. L'humour cynique permet de désamorcer une tension autant qu'il peut installer un malaise glaçant. Anna Mouglalis donne ainsi un caractère presque monstrueux au personnage, qui prend une forme hybride, à la fois sensuel et cruel, à l‘instar des figures baudelairiennes du mal. Sa voix et son rire lui confèrent une dimension obscure et désinvolte, bien loin d'une jeune fille naïve dont l'éducation sentimentale serait encore à faire. Bien au contraire, c'est elle qui semble transmettre son venin au personnage de Jean. Xavier Legrand, quant à lui, oscille parfaitement entre l'incarnation du valet fidèle et obéissant et celle de l'homme sauvage en proie à ses désirs et ses pulsions. Le spectateur assiste à la danse qui mène les personnages, entre attirance et répulsion, fascination et effroi, oscillant entre le rire et l'épouvante face à ce qu'hommes et femmes sont capables de s'infliger l'un à l'autre. Le duo-duel des personnages témoigne en effet d'une opposition des rapports de forces sociales autant que sexuelles. Qui domine qui ? Et comment prendre le dessus sur l'autre ? Grâce au jeu des deux acteurs, les personnages de Strindberg sont aussi fascinants qu'actuels.

 

SI DANS UN PREMIER TEMPS les décors invitent à penser la pièce comme naturaliste, si une attention particulière est aussi portée à la condition sociale des personnages et à leurs origines, la portée symbolique prend rapidement le dessus. Les deux personnages racontent leur rêve aux accents prémonitoires : rêve de chute pour Julie et rêve d'ascension pour Jean. Mais aussitôt formulés, ces rêves semblent avortés. Rien n'est fertile. Le futur reste un vague fantasme et le désir de liberté demeure impossible : voyager en Suisse, ouvrir un hôtel et aller dans une villa sur le lac de Côme. Aucun projet n'est réalisable parce que la faute des personnages les cloue au sol et les enferme dans leur propre condition. Et si la mise en scène se refuse à représenter une situation géographique et historique précise et cloisonnée, c'est que les rapports humains de domination et de soumission, aussi universels qu'atemporels, continuent à faire résonner lugubrement dans notre monde contemporain l'intrigue imaginée par le dramaturge suédois.


B. T.
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à Paris, le 17 juin 2019

Mademoiselle Julie d’August Strindberg
Mise en scène par Julie Brochen

Jusqu’au 30 juin 2019
Avec Anna Mouglalis, Xavier Legrand et Julie Brochen
Théâtre de l'Atelier
1 place Charles Dullin, Paris 18e
Mar-sam : 19h
Dim : 15h
Relâches : 21 et 25 juin
Tarifs: de 19 à 39 €
Rens.  : 01 46 06 49 24


Crédits Photos © Franck Beloncle


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