L'homme de l'ombre
A la Manufacture des Abbesses, Nicolas Vallet reprend Malgré lui, mis en scène par Charlotte Andres, qu'il avait présenté lors de quelques représentations au Théâtre des Mathurins en 2004. Un spectacle drôle et touchant où il incarne Régis... un régisseur de théâtre.
Les spectateurs choisissent leur siège et s'installent, alors qu'une tête apparaît furtivement, s'étirant derrière le rideau. Le chef est bientôt suivi du corps, celui d'un homme en noir qui se dresse sur les planches. "Equipe technique" clame son tee-shirt. C'est Régis, le régisseur. Il y aurait un problème technique, la 1001e représentation du Mèdecin malgré lui va devoir attendre.
Il s'agite, répond aux questions de Michel qui lui parle dans son casque, mais toujours pas de représentation. Que faire alors si ce n'est meubler, assurer le spectacle ? "The show must go on". En réalité, ce n'est qu'une mise en scène : on ne le sait pas encore, mais Régis a séquestré les comédiens pour avoir, enfin, l'occasion de s'exprimer sur scène, dans la lumière. Lui, l'homme de l'ombre. Sous les traits de Nicolas Vallet, également auteur de la pièce, le régisseur dessine un univers empreint d'une douce folie, tendre et attachant. Seul sur scène, il l'habite littéralement et entraîne la salle, s'adressant directement au public, courant et virevoltant de toutes parts. La mise en scène de Charlotte Andres, également comédienne - elle a notamment jouée avec Nicolas Vallet dans Peines d'Amour perdues de Shakespeare mise en scène par Hélène Cinque au Théâtre du Soleil en 2008 - épouse le texte de son ami, se fait discrète, facétieuse, inventive, "pour ne pas trahir l'intime poésie ni l'originalité de son rapport au monde", explique-t-elle.
Régis en a peut-être assez du Mèdecin malgré lui, mais il est passionné de théâtre. Il mime, déclame, met en situation, raconte. Après tout, il est l'âme de ce théâtre, il donne vie aux objets, ses chers accessoires, dont il dénonce même les conditions de travail scandaleuses. Rendez-vous compte, on les enferme "dans des locaux non aérés, non éclairés, on les enferme à clef." Magicien des lumières, il sait murmurer à l'oreille des projecteurs pour qu'ils acceptent de s'allumer et il connaît l'art de faire danser les objets. Peu importe que ces accessoires soient accrochés à une ficelle, c'est le regard que porte le personnage sur eux qui les transfigurent en êtres vivants. L'humour doux amer de Nicolas Vallet propose ainsi un aperçu toujours légèrement décalé du spectacle vivant et de ses coulisses.
Car Régis raconte le théâtre aussi, son lien bien connu avec les marins, vous savez, les "conducteurs de bateaux" et la raison pour laquelle on ne joue pas au ballon sur un navire. Des anecdotes, il en connait. Des pièces, aussi. Feydeau, Shakespeare, Molière, les textes l'habitent, le hantent et ressurgissent à la moindre occasion. Car Régis a l'imagination flamboyante, et il a enfin l'opportunité de la laisser exploser sur scène. Un drap rouge suffit pour qu'il se croie sur un champ de bataille et s'écrie "mon royaume pour un cheval". Il se raconte lui-même, surtout : ses désirs, ses peurs transparaissent dans son discours et ses gestes. Moment intime de rencontre avec un personnage: 
"Je suis un homme de l'ombre, en pleine lumière, qui n'est plus que l'ombre de lui-même. Et l'ombre d'un homme de l'ombre, ça fait beaucoup d'ombre... pour quelqu'un qui est dans la lumière."
Plusieurs spectacles se dessinent en un. Bien malin celui qui pourrait prédire ce que Régis s'apprête à faire ou à raconter. Il tourbillonne sans cesse, guidé seulement par ses émotions. Il est libre. Libre de filmer son chien pour lui offrir son "quart d'heure de gloire", libre de recommencer une mise en situation s'il en a envie. Avec Malgré lui, la petite scène de la Manufacture des Abbesses surprend une fois de plus par sa fraîcheur et sa pertinence, ouvrant l'espace des possibles.
La mise en scène dépouillée de cet esseulé sur planches met en valeur le personnage dans une interaction permanente avec les lumières, les objets qu'une main anonyme lui tend derrière le rideau des coulisses. Monde d'illusion, le théâtre trouve ici l'essence de sa magie. Par la puissance invocatoire de la parole et du corps du comédien, la scène se transforme en espace de fiction et nous entraîne d'une histoire à l'autre. Ici, une boîte de nuit, là, une salle de réception lors d'un cocktail. La scène noire est une lanterne magique qu'il suffit d'allumer pour qu'elle projette des images. Et l'homme en noir se métamorphose à volonté dans un univers imaginaire qui parait sans limite.
Malgré lui, jusqu'au 25 février
Manufacture des Abbesses
7 rue Véron 75018
Mise en scène : Charlotte Andres
Script : Nicolas Vallet
Comédien : Nicolas Vallet
Lun-jeu 19h
Tarif plein : 24 €
Tarif réduit : 13 €
Rens: 01 42 33 42 03
Crédits photographiques
Jean-Baptiste Gurliat
