L`Intermède


AVEC NIQUER LA FATALITE, CHEMIN(S) EN FORME DE FEMME - car le titre, comme les slogans, devait avoir un peu de frontalité et de panache - Estelle Meyer, aidée par la metteuse en scène et dramaturge Margaux Eskenazi, et accompagnée des musiciens Grégoire Letouvet et Pierre Demange, vise à exploser les carcans et les moules du patriarcat avec un spectacle-performance, à la frontière entre récit autobiographique, chant et rituel initiatique, celui de sa construction de jeune femme avec, en creux, la protection et le regard de la célèbre avocate Gisèle Halimi. Après Sous ma robe, mon coeur (2019) où Estelle Meyer se lançait dans un premier seul en scène sous la forme d'un récital, invitant le public à faire communauté dans la joie du moment artistique partagé, dans l'exploration des féminités, révélant une écriture savoureuse, déjà cathartique et chamanique ; elle propose avec Niquer la fatalité de parcourir des grandes étapes de la construction d'un être. Ce second projet traverse alors plusieurs questions : Comment le fait d'être femme est-il transmis par la famille et la société ? Comment devenir libre et échapper à toute prédestination ? Comment déjouer les injonctions ? Comment "niquer la fatalité", mais en riant des épreuves de la vie ? Comment le théâtre et les mots peuvent-ils guérir ?

Par Émilie Combes

AU POINT DE DÉPART DE LA CRÉATION DE CE SPECTACLE : la mort de Gisèle Halimi. Moment où Estelle Meyer a découvert son essai Une farouche liberté. Époustouflée par cette femme si moderne qui « tire tout le continent humain de sa clairvoyance et de sa ferveur », son combat lui donne du courage. « Cette rencontre littéraire avec elle, par-delà son décès, la découverte de sa personnalité puis la rencontre des gens qui l’ont côtoyée, ouvrent alors un dialogue incessant en [elle] »[i]. Ainsi, en puisant d'une part dans sa rencontre post-mortem avec l’avocate, par l’intermédiaire de ses écrits – notamment La Cause des femmes et Le Lait de l’oranger – de ses entretiens avec Annick Cojean, et d'autre part dans ses plaidoiries et ses luttes, Estelle Meyer s’invente une sorte de double : Gisèle devient pour elle une « grand-mère rêvée » un « talisman à [s]a vie ».


Tressage des intimes

POÉTESSE ROCK AU TEMPÉRAMENT GÉNÉREUX ET INCANDESCENT, Estelle Meyer sait créer dès le début du spectacle une connivence avec son public, de sa voix rocailleuse et envoutante. La pièce commence en effet par une adresse sur l’autre, le contact, la relation, la naissance, un hommage à nos mères, aux femmes, pour ensuite trinquer à la vie, et lancer le spectacle en créant d’emblée de la communion. Estelle Meyer s’installe alors confortablement dans un fauteuil et nous plonge dans l’histoire de l’avocate franco-tunisienne, dans sa prime enfance puis l’âge de l’adolescence – elle narre notamment sa grève de la faim pour se libérer du patriarcat familial – pour aller vers l’âge adulte. La comédienne accompagne et rythme ces récits de chansons créées pour l’occasion, faisant alterner, grâce à un judicieux jeu de basculement, l’incarnation de l’avocate et sa propre histoire, tressant dès lors les intimes.

« GISELE, S'IL M'ARRIVE QUELQUE CHOSE DE GRAVE, tu me défendras ?
- Je te le promets.
- Même si t’es morte ?
- Même si je suis morte. »[ii]
Estelle Meyer – comme si elle réalisait un rêve – donne la parole à sa Gisèle intérieure, celle qui défend, argumente, « pose des mots, de l’intelligence, de la pensée, qui console les fenêtres des douleurs », tout en travaillant sur sa « Djamila [Boupacha] intérieure, dangereuse, libre, révolutionnaire, incontrôlable, révoltée dans sa moelle par un monde qui ne lui convient pas, tout en actes brûlants, sans mots. […] Et surtout construire l’espace entre les deux, le [s]ien, celui d’Estelle et des différents espace-temps de [s]on chemin, celui du rituel, du chant, et de la consolation pour bâtir puissamment la route pour devenir soi, femme et libre »[iii].

DES LORS, DANS UN SAVOUREUX DIALOGUE FANTASMÉ
, Estelle Meyer place sa performance sous le regard protecteur de Gisèle Halimi. La comédienne narre son propre parcours de fille et de femme – de sa naissance à ses 35 ans –, sans rien occulter : les injonctions, les premiers émois, la découverte des forces intérieures, la révolte face à des traitements différents selon le genre, le corps qui se transforme, mais aborde aussi la façon dont la violence s’est glissée dans la sexualité et toutes les ressources qui ont permis une possibilité de guérison. Estelle Meyer associe habilement certains événements de sa vie aux combats de Gisèle Halimi, tantôt l’incarne, tantôt lui parle, jusqu’à ce que nos histoires à nous, spectatrices, fassent écho aux leurs, au gré des résonances, des similitudes.
 

Dialogue(s)


SOUS-TITRÉ CHEMIN(S) EN FORME DE FEMME, CE SEUL EN SCENE, électrisé par la composition musicale et les poèmes chantés, prend régulièrement la forme d’un dialogue qui ne rompt jamais le lien avec l’autre : interactions récurrentes avec le public, convié avec sincérité au partage de ce temps commun, interactions avec Gisèle Halimi, avec les musiciens au plateau – Grégoire Letouvet au piano et Pierre Demange à la batterie. Loin d’être un simple monologue, le spectacle laisse circuler la parole et favorise les échanges, nous entraînant dans ce récit à la fois intime et universel, ces chemins de vies de femmes.

NIQUER LA FATALITÉ N'A DONC RIEN À VOIR AVEC UNE SIMPLE PROVOCATION, ce musical autobiographique explore la féminité dans ses nuances les plus profondes. Les chemins en forme de femme sont nombreux et sinueux, et Estelle Meyer nous les révèle entre autres par un processus d’introspection. La comédienne ne nous livre pas un seul modèle de féminité, mais une pluralité de facettes, une mosaïque d’expériences personnelles qui dialoguent avec des expériences collectives. L’œuvre installe ainsi un échange entre le public et la performeuse, où chaque spectateur se trouve invité à redéfinir sa propre conception de la féminité.


Désir de révolte

POUR ESTELLE MEYER, S'INTÉRESSER AUX FEMMES PIONNIERES
qui ont « niqué la fatalité », c’est aussi un moyen de prendre de la force dans sa propre existence. Il s’agit également d’analyser son droit à vivre dans sa propre famille, de « péter son propre patriarcat », de pousser un cri pour redonner la parole à celles qui n’ont pas toujours voix au chapitre. Elle éprouve le besoin de réparer un féminin abimé avec cette question qui devient une sorte de leitmotiv : « Pourquoi sommes-nous maladivement inquiets du féminin ? »[iv]. Avec modestie et poésie, la comédienne souhaite contribuer à rééquilibrer le monde, à lui redonner toutes ses beautés, toutes ses facettes, pour que la grande vague des femmes qui se sont tues puisse réapparaitre, pour que la narration du monde se rétablisse, dans son équilibre, et qu’il n’y ait pas un unique discours dominant.

AUSSI CE SPECTACLE EST-IL UN CRI DE LIBERTÉ, UN HYMNE à la vie, à toutes les formes de féminité, et un cri de résistance, une volonté de rompre avec les attentes traditionnelles qui confineraient les femmes dans des rôles prédéfinis. Le titre même, Niquer la fatalité, résonne comme un manifeste : une déclaration de guerre contre les chemins tracés d’avance, une volonté de désobéir aux normes sociales. Et la proposition d’Estelle Meyer n’est pas seulement une révolte esthétique. Réelle performeuse, elle nous invite à un voyage où le corps parle et se transforme. Chaque mouvement est une réponse à une norme imposée, chaque geste est une affirmation de la puissance du corps féminin. Il n’est plus seulement le réceptacle d’émotions et de contraintes, mais un moyen d’expression et de revendication. Par la danse, tantôt sauvage tantôt fluide, la fatalité se voit bousculée, fracassée. Mêlant sensualité et énergie brute, Estelle Meyer interprète une série de tableaux chorégraphiques qui illustrent la multiplicité des identités féminines et la liberté de se réinventer.


Poétique et radicalité

CE QUI FRAPPE DANS LE TRAVAIL DE LA COMÉDIENNE, c’est sa capacité à mêler poésie et radicalité. Si l’on peut sentir, dans les premiers instants du spectacle, une tension qui pourrait évoquer la contestation brute, celle-ci se transforme en une forme de libération qui se déploie avec grâce et fluidité. Le corps féminin devient ainsi un langage, un cri d’affirmation, mais aussi une poétique de la résistance douce et radicale. « J’ai foi aussi dans les différents registres d’expression. Le chant et le poème sont des relais de la parole, la musique offre des espaces de révoltes, de joie et de consolation »[v]. Ses mouvements, ses déplacements, ses pas de danse sont souples, sensuels. Artiste aux multiples talents, sa voix, riche d’énergie et de tonalités dynamiques, s’amuse avec facilité et avec une grande maîtrise tant des chansons qu’elle a composées que des monologues ou harangues féministes qu’elle projette avec enthousiasme.

ESTELLE MEYER NOUS RAPPELLE, À TRAVERS SA DÉMARCHE radicale et poétique, que le corps féminin n’est pas une fatalité. C’est un espace de libération, une véritable célébration de la réappropriation du corps féminin. La lumière, la musique, les objets et les costumes viennent également appuyer cette quête de réinvention et d’émancipation. Le décor se fait minimaliste, mais chaque détail participe à l’histoire, à ce cheminement vers une forme de liberté. En cela, la scène devient un territoire où il s’agit de tracer son propre chemin.


Fête réparatrice

AINSI, DÉPLOYANT TOUS LES REGISTRES : DIALOGUE IMAGINAIRE, RÉCIT INTIME, adresse directe au public, poèmes chantés, rituel quasi chamanique, Estelle Meyer fait de ce spectacle une expérience collective, une fête galvanisante. Selon elle « le théâtre ne guérit pas assez droit ». En effet, son pouvoir réparateur n'agit pas de manière directe, mais plutôt détournée, sans nécessairement apporter de solutions claires et évidentes. Dès lors, mêler le rituel, le cri, l’insolence, la douceur, dans un rapport au beau, à l’espoir, et dans un besoin de communion s’avère constituer des clés réparatrices. Une réparation que la comédienne veut aussi puissante que joyeuse et déchirante, mais toujours dans une ronde collective.

« EN UN MONOLOGUE, COUSI D'ALTÉRITÉ CONSTANTE VERS GISELE, vers les grand-mères, et les petites soeurs qui viendront, vers le peuple de l’homme, [elle] espère pouvoir chanter le continent femme comme un aède qui chanterait les passages initiatiques du féminin comme des épopées puissantes »[vi]. En traversant les périodes parfois sombres de son adolescence, elle souhaite que le spectacle, véritable cérémonie théâtrale, débouche sur un horizon de foi et de ferveur, libérant les traumas qui sont en nous. A la fin du spectacle, elle décide en effet de les affronter, de nous inciter à nous départir de nos entraves, dans une sorte de transe, d’un rituel expiatoire, psalmodiant accompagnée d’un tambour : « Entendez-vous le chant des femmes/entendez-vous gronder nos âmes/sortir nos cœurs, nos chants, nos armes/jaillissent nos sœurs emplies de flammes/nous sommes debout, nous sommes les femmes/nous ne voulons plus de ce monde infâme/il faut que sonne la fin du drame/que s’aiment enfin les hommes et les femmes… ». Et quand dans la danse finale, elle tournoie de longues minutes, engageant tout son être, elle hypnotise, et nous invite à croire que tout est cyclique et peut recommencer autrement. 
 
NIQUER LA FATALITÉ EST UNE INCARNATION ENTHOUSIASTE, ÉNERGIQUE DE LA CAUSE des femmes. Un parti pris libre, hors des cadres habituels du théâtre, pour trouver une nouvelle liberté, pour exprimer la conviction profonde de l’artiste. Estelle Meyer nous plonge avec ce spectacle dans un univers où le corps devient le terrain de lutte contre les impositions sociétales et les fatalités intérieures. Avec une mise en scène aussi émouvante qu’incisive, la performeuse et chorégraphe nous livre une exploration de la liberté féminine, de la réappropriation de soi et de la déconstruction des injonctions qui pèsent sur les femmes, comme un baume réparateur et cathartique.
 

Émilie Combes 
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le 23 février 2025
 
 
Niquer la fatalité, chemin(s) en forme de femme,

Sur une idée originale d’Estelle Meyer
Mise en scène et dramaturgie : Margaux Eskenazi 
Composition musicale : Estelle Meyer, Grégoire Letouvet et Pierre Demange 
Création lumière : Pauline Guyonnet
création costumes : Colombe Lauriot Prévost 
Scénographie : James Brandily 
Régie son et direction technique : Thibaut Lescure
Régie lumière : Fanny Jarlot


Suite de la tournée 2025 :
  • Du 18 au 20 mars 2025 : Le quartz, scène nationale de Brest
  • Du 27 au 29 mars : Maison des arts et de la culture de Créteil (94)
  • Du 2 au 4 avril : Théâtre Sorano, Toulouse (31)
  • Les 15 & 16 mai : Théâtre de Cornouailles, Quimper (29)
  • Les 20 & 21 mai : CDN de Nice (06)
  • Le 23 mai au Théâtre Liberté de Toulon, (83)
  • Les 27 & 28 mai au Théâtre Joliette, Marseille (13)

Crédit photos © Caroline Dubois et Emmanuelle Jacobson-Roques

[i] Estelle Meyer, Extrait de la note d’intention du spectacle
[ii] Extrait du spectacle, Niquer la fatalité.
[iii] Estelle Meyer, Extrait de la note d’intention du spectacle
[iv] Extrait du spectacle, Niquer la fatalité.
[v] Estelle Meyer, Extrait de la note d’intention du spectacle
[vi] Estelle Meyer, Extrait de la note d’intention du spectacle

 
 
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