La folle allure
"Désir... comme le nom de ce tramway brinquebalant qui détonne à travers le quartier, escaladant et dévalant les vieilles rues étroites..." Pour l'entrée à son répertoire du premier auteur américain, la Comédie-Française accueille Un tramway nommé désir de Tennessee Williams (1911-1983), dans la nouvelle mise en scène de l'américain Lee Breuer, jusqu'au 2 juin 2011. En un mot : baroque.
Par une chaude soirée de mai, Blanche Dubois (Anne Kessler) débarque chez sa soeur Stella (Françoise Gillard) au coeur d'un quartier borgne de la Nouvelle-Orléans. Elégamment apprêtée, elle vient de quitter la campagne et la demeure ancestrale, Belle Rêve, et traîne son désespoir entre les hommes et le whisky. Au bord de l'effondrement psychologique, elle se heurte au brutal Stanley Kowalski (Eric Ruf), le mari de Stella et fils d'immigré polonais, qu'elle agace particulièrement tout en suscitant son désir. Car l'irruption de la jeune femme dérange l'ordre habituel de la maison, où Kowalski règne en maître sur sa femme et sa bande de potes. Entre les deux s'engage un duel sans pitié. Son être réduit à de la viande chaude, la fragile Blanche voit sa vie dénudée à la lumière crue, comme la clarté vive de l'ampoule accuse les traits de sa jeunesse passée, et pilonnée jusqu'à l'effondrement final.
Quand il écrit
Un Tramway nommé désir en 1948, Tennessee Williams est en pleine gloire. Tout Broadway le célèbre et les meilleurs metteurs en scène se disputent la création de ses pièces. Ce jeune sudiste, qui a fui la maison familiale pour découvrir la vie interlope de la Nouvelle-Orléans, parvient à s'imposer sur les planches new-yorkaises avec
La Ménagerie de verre dès 1945. Comme tout le théâtre américain, son oeuvre s'inscrit à contre-courant du puritanisme qui continue alors à régler les moeurs, et met à nu les tares et vices cachés de ses contemporains. Ses pièces lui gagnent la faveur du public, et il devient rapidement le plus
bankable des dramaturges à Hollywood, où sont tournées les adaptations, entre autres, de
La nuit de l'Iguane ou
La Chatte sur un toît brûlant. Une quinzaine d'années comme un état de grâce fugitif dans la vie de l'écrivain, avant que le ton de plus en plus amer et subversif de ses textes ne finissent par détourner public et critique de ses créations.
"
Blanche, c'est moi", se serait exclamé l'auteur, à la manière d'un Flaubert. De fait, si
Un tramway nommé désir est accueilli triomphalement, déjà ses thèmes de prédilection sont en place, comme ces personnages meurtris qui se réfugient dans le rêve et l'alcool, les pulsions sexuelles enfouies et l'homosexualité. A ce titre,
Un tramway nommé désir et sa piteuse héroïne déploient de multiples leitmotivs de l'oeuvre de Williams, au premier rang desquels un besoin obsessionnel de parvenir à l'être même des individus - tout jugement suspendu, pour toucher à ce qu'ils sont au plus profond d'eux-mêmes. Mais dans le couple Blanche-Kowalski, c'est bien sûr la première qui porte l'esprit de l'auteur, dans son effort même pour transformer, par la magie du rêve, la réalité selon ses désirs. "
Je ne veux pas de réalisme, s'écrie Blanche,
je veux de la magie. Oui, de la magie ! C'est ce que j'essaye de donner aux gens. Je ne représente pas les choses comme elles sont, je ne dis pas la vérité : je dis ce qui devrait être vrai." Et pas plus que la Blanche un peu cruche, le rude Stanley ne subit le regard désaprobateur de Williams. Les gens sont ce qu'ils sont, leur violence est l'inévitable résultat de mécanismes sociaux et historiques sur lesquels l'action est impossible. Il est typique de Williams de ne pas avoir choisi, pour exemplifier cet échec de la communication et ce manque d'amour, une héroïne innocente et pure, mais bien au contraire une femme à la fraîcheur douteuse, le corps abîmé, le ventre souillé, alcoolique, menteuse, égoïste, capricieuse, hautaine. Car c'est précisément cet être antipathique qui mérite la tendresse et la compassion, comme le signifie Williams lui-même en reconnaissant, à l'époque, dans le
London Observer : "
Je n'ai jamais rencontré personne que je ne pouvais aimer sans le connaître et le comprendre complètement, et dans mon travail j'ai au moins essayé de parvenir à la connaissance et à la compréhension."
Impossible encore aujourd'hui de ne pas évoquer la mise en scène d'Elia Kazan, reprise dans le film qu'il réalise trois ans plus tard et qui s'est imposée comme l'une des versions de référence de la pièce de Williams. Pourtant, cette lecture du texte originale va consacrer une interprétation radicalement différente des intentions de l'auteur. "
Tennessee a toujours dit qu'il était un poète du théâtre, souligne Lee Breuer.
Avec Elia Kazan, chef de file de l'Actors Studio et maître du réalisme cinématographique et d'une méthode de jeu, il forma un duo conflictuel, comme pouvait l'être celui de Stanislavski et de Tchekhov." Kazan était très lié à Lee Strasberg, qui allait prendre la direction de l'Actors Studio et n'avait pas voulu voir les efforts de Williams pour composer une
véritable poésie du théâtre, libérée du registre réaliste qui était celui des pièces de l'époque. Aussi la mise en scène de Lee Breuer ne remet-elle pas le personnage de Blanche au centre de l'action, comme le font la plupart des lectures de la pièce depuis quelques dizaines d'années. Mais elle modifie aussi en profondeur le jeu de Stanley Kowalski. Là où Marlon Brando incarnait un personnage à la sensualité à la fois intériorisée et épidermique, Eric Ruf libère complètement le personnage, sur un mode histrionnique. Longue chevelure blonde crasseuse, bouffon, vulgaire, le Stanley Kowalski de Lee Breuer n'en est que plus odieux et destructeur. Une interprétation du personnage à l'image de la mise en scène qui est présentée aujourd'hui à la Comédie-Française.
La Nouvelle-Orléans de Lee Breuer est bariolée de néons rose et de toiles violettes, le blues sud-américain y côtoie une esthétique rock. On s'y autorise toutes les insolences. Rien de bien étonnant de la part de celuiq ui défrayait la scène new-yorkaise dans les années 1970 en restituant l'esprit avant-garde du off-broadway - d'ailleurs né avec Tennessee Williams. "
Nous pensons que Williams est un grand écrivain précisément parce qu'il y a tant de facettes dans sa personnalité. Aborder plusieurs facettes dans la mise en scène est peut-être le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre." Ici, les comédiens fument insolemment des cigarettes à répétition et une lourde moto roule sur les planches en faisant vibrer les murs du Français, pendant qu'une joyeuse troupe de musiciens balaie le répertoire. Louisiane de strass et de paillettes, blues de pacotille ? Lee Breuer n'en a cure et accumule les effets, au risque d'étourdir le spectateur. Et tant pis si cela part dans tous les sens. Multipliant les emprunts, que ce soit à la culture hollywoodienne (Batman) ou à la tradition du théâtre japonais (les kurogo, porteurs d'accessoires, qui vont et viennent sur la scène), il parvient à composer une mise en scène dont la puissance brille par son mauvais goût assumé, dépoussiérant la pièce de Williams. Une façon détournée pour, paradoxalement, célébrer l'esprit de l'auteur ? "
Tennessee était passé maître dans l'art de franchir la délicate frontière entre la tragédie et la transgression. Je crois que chaque oeuvre a besoin d'une interprétation classique. Puis, plus tard, elle doit s'ouvrir à de nouvelles explorations. Nous devons saisir cette chance, ou bien l'oeuvre se dessèchera et mourra."
Avec Anne Kessler, Eric Ruf, Françoise Gillard...
Loc. : 08 25 10 16 80