Après 1941 (1979), L’Empire du soleil (1987), La Liste de Schindler (1993) et Il faut sauver le soldat Ryan (1998), Steven Spielberg poursuit son exploration cinématographique des grandes guerres qui ont marqué le siècle dernier. Son nouveau long métrage, Cheval de guerre, plonge cette fois-ci dans la Première guerre mondiale. Un conflit qui n'avait jamais intéressé le cinéaste, de son propre aveu, jusqu'à ce qu'il lise le roman de Michael Morpurgo, qu'il adapte aujourd'hui sur grand écran. – Par Émilie Combes
LA TRAME SEMBLE A PRIORI AUSSI SIMPLE QUE BANALE : une histoire d’amitié entre un jeune anglais, Albert, et le pur-sang qu’il a élevé, Joey. Les deux grandissent dans une ferme au milieu des champs et des collines anglaises au début du XXème siècle où le seul danger ambiant est la pression du propriétaire pour régler le loyer de la ferme. L'un des scénaristes Richard Curtis voit, dans les premières minutes du film, l'influence discrète du genre du western : "Je pense que Spielberg avait aussi en tête la tradition du western. Le récit commence dans une ferme charmante, où les gens tirent l’eau du puits et où il y a une oie sympathique. Puis arrive brutalement le pressentiment que quelque chose d’affreux va se produire." Car au moment de l'entrée en guerre de l'Angleterre, le père d'Albert, acculé par les dettes, se voit dans l'obligation de vendre le cheval à la cavalerie britannique. En 1914, Albert est encore trop jeune pour s’engager avec lui. C'est alors que la plongée dans l'horreur commence, racontée non pas du point de vue de ces hommes, mais bien à travers les yeux du pur-sang.
– Faute de mots
AU COURS DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE, quelque huit millions de chevaux ont été tués. De quoi, aux yeux de Spielberg, en faire des héros de guerre. Et du western, Cheval de guerre va ainsi glisser vers le genre de l'épopée, suivant chaque trace de cet animal propulsé dans un monde en plein chaos et qui tente d'y survivre. Sillonnant les terres comme une traînée de lumière, Joey traverse autant les contrées anglaises et françaises. Le décor devient alors plein acteur de l'histoire. Des terres verdoyantes et romantiques du Devon, où a grandi Joey, au no man’s land brumeux, boueux et meurtri par le combat des tranchées, Spielberg développe une véritable esthétique picturale. C'est cette succession de tableaux qui va structurer le scénario, plus qu'un fil narratif continu.
LA FONCTION DU DÉCOR EST DOUBLE : il s'agit bien sûr de retranscrire de la façon la plus réaliste possible le paysage, mais surtout de traduire ce que vit et ressent le cheval, ce dernier n'ayant l'usage de la parole. Traitant en creux de sujets humains au travers d'un personnage mutique et animal, les fresques dans lesquelles le spectateur se laisse volontiers immerger vont révéler des expériences qui, par essence, se trouvent au-delà des mots. Bien plus, les sons prennent toute leur importance. Du bruit du vent dans les feuillages et les collines au craquement du cuir des selles, chaque note de la partition sonore s'accorde avec les autres et se substitue à la parole, tout comme le son de la respiration des soldats ou des bêtes en disent plus long que le moindre mot. Loin de ses grands films à effets spéciaux, Spielberg renoue ici avec une veine esthétique qui trouve son sens tant dans sa simplicité apparente que dans sa mise en avant de tout ce qui constitue le cinéma.
– Ennemi de personne
À CHAQUE TABLEAU, un épisode du parcours chaotique de Joey. C'est là tout l'intérêt de suivre un animal pour naviguer d'un bord à l'autre : le cheval n'a pas de nationalité, pas de camp, pas de parti. Et donc aucun ennemi. Il quitte l'Angleterre dans la cavalerie britannique pour tomber entre les mains des Allemands lors de son premier combat ; là, il est soigné par deux jeunes soldats, Günter et Michael ; puis il est recueilli par une jeune française, Emilie, avant d'être repris par les Allemands puis de s'échapper en rejoignant le front. Il se alors retrouve seul au milieu du no man’s land, prisonnier des barbelés, avant d’être sauvé par deux soldats de nationalité ennemie, pour enfin revenir entre les mains des Anglais. Une structure scénaristique spéculaire qui permet de boucler la boucle tout autant que de tracer une ligne droite à travers les différents champs de la guerre. Spielberg lui-même indique "n'avoir jamais travaillé auparavant dans ce genre de structure à épisodes, avec toutes ces petites histoires formant un récit plus vaste" : "Les personnages apparaissent puis disparaissent lorsque Joey croise leurs vies : il faut montrer comment chacun d’eux marque Joey et vice versa."
CE NON-PARTISIANISME DE L'ANIMAL agit comme un moteur narratif. Quand il est prisonnier des barbelés, un soldat anglais prend le risque de se mettre à découvert pour aller le sauver. Auprès de lui, il ne peut rien faire sans matériel. C'est alors que, de l'autre côté d'un cratère d'obus boueux, surgit un allemand muni d'une cisaille. Joey oblige les deux soldats ennemis à fraterniser un court instant. Et c’est précisément le recours au point de vue du cheval qui met en valeur l'absurdité de la guerre. Cheval de Guerre ne désigne pas d'ennemi, ne montre pas de "bons" ou de "mauvais". Ainsi Joey, dans toute sa bestialité, devient-il vecteur d'humanité.
DANS LE ROMAN DE MICHAEL MORPURGO, le narrateur adopte le point de vue interne et donne accès aux pensées de Joey. Si Spielberg n'a pas recours à cet artifice dans son long métrage, il joue donc sur le regard et les mouvements du cheval pour traduire ses mots. C'est alors le topos de l'œil ingénu et neuf qui est repris ici par le biais de cette nouvelle vision. Celle d'une autre espèce que la nôtre ; de la perspective d'un témoin silencieux et pourtant éloquent ; de ce que l'humanité a de plus terrible et de meilleur.
Cheval de Guerre
Drame historique de Steven Spielberg
Avec Emily Watson, David Thewlis, Peter Mullan, Jérémy Irvin, Niels Arestrup…
2h27
Sortie le 22 février 2012