LA METEO EST UNE VIEILLE DAME facétieuse, qui a décidé de laisser tomber ses flocons de neige au moment où notre dossier touchait à sa fin. Puisqu'en ces temps de grand froid, le meilleur refuge reste la chaleur d'une salle obscure, nous vous proposons deux instantanés de films à l'affiche. Chacun à leur façon, ces longs métrages évoquent le nord : Nord géographique, dans Le Havre de Aki Kaurismäki, où le décor de la ville joue avec les éléments d'un nord mythologique ; Nord intérieur pour Parlez-moi de vous de Pierre Pinaud, où le paysage enneigé que contemple l'héroïne reflète ses états d'âme. Deux nouvelles directions, tout simplement, pour prolonger un peu le voyage... Bon vent. –
Par Francesca Dosi, Marion Duvernois et Guido Furci
Le Havre
PETIT MIRACLE DE SURVIVANCE d'un cinéma déroutant et poétique, Le Havre marque le retour en France, vingt ans après Vie de bohème, du cinéaste finlandais Aki Kaurismaki. Marcel Marx, le poète marginal du récit parisien, est le héros de ce film qui fait d'un sujet d'actualité - l'immigration clandestine – le moteur d'une fable intemporelle sur la dignité de l'homme, la force de l'amour et la solidarité spontanée des humbles.
LE TRAITEMENT ANTINATURALISTE de Kaurismaki transforme la ville portuaire en un lieu de dépaysement à la fois géographique et temporel : le Havre, pourtant reconnaissable, devient un décor de carton-pâte, figé dans une dominante picturale aux couleurs primaires, baignées d'une lumière froide mais intense ; de la même manière, l'histoire, qui se passe pourtant de nos jours, baigne dans une atmosphère un peu vague, qui pourrait rappeler les années 1950 ou 60. Dans ce décor rétro évolue une humanité lunaire, aussi sincère que décalée, aussi fragile que déterminée dans le combat stoïque qu'elle oppose à la misère et à la fatalité.
–
Ivresse mélancolique
LE REGARD DE KAURISMAKI sur son monde réinventé a l'immobilité hiératique des paysages du nord de l'Europe, mais il en conserve aussi la grâce lumineuse et onirique. Il efface les limites entre la beauté et la laideur, le bien et le mal, car il donne à tous ses personnages une chance de rédemption et une aura qui envahit leurs visages statiques et leur regard triste, laissant entrevoir l'authenticité de leurs sentiments. Le dialogue est essentiel, la sobriété des mots s'accompagne de la pudeur des gestes, mais un humour fulgurant ressort de l'aplomb des personnages et la politesse "poétique" de Marcel Marx s'oppose à la vulgarité du présent. L'écrivain reconverti en cireur, désemparé devant la maladie de sa femme et les risques que court le jeune clandestin réfugié chez lui, mobilise un quartier tout entier, animant un cirque surréaliste qui produira le miracle. L'ivresse mélancolique de l'alcool et de l'amour laisse place à un espoir obstiné.
LUCIDE ET DÉSENCHANTÉ face au réel, Kaurismaki prend le risque de raconter la fable d'une fraternité retrouvée qu'il dépeint pourtant de façon burlesque. Il revisite le comique de Tati, l'optimisme de Capra et la mélancolie de Chaplin, multiplie les citations filmiques et les subtilités d'écriture. Mais à travers ses récurrences stylistiques, le plastique désincarné du décor et la déchéance de ses losers, il a l'audace, si rare, de faire appel à la tendresse.
STAR INCOGNITO d'une émission de radio, Mélina – interprétée par Karin Viard – est la voix la plus célèbre de France. Chaque soir et en direct, l'animatrice répond à ses auditeurs et les aide à résoudre leurs problèmes personnels. D'un naturel solitaire, en dehors du travail son quotidien est rythmé par ses conversations avec son chien, ses changements de chaussures et ses séances dans un placard aux allures de confessionnal. Mais sa routine ne se réduit pas qu'à cela : entre deux interventions à l'antenne, elle épluche le courrier des lecteurs à la recherche d'une mère qui n'a jamais voulu d'elle.
– Abécédaire
SI LE MOTIF de la quête se manifeste très tôt, il n'en va pas de même pour ses implications les plus directes. En effet, ce n'est qu'en sortant du cocon sécurisant d'un appartement parfaitement tenu et en bouleversant un emploi du temps réglé à la minute que Mélina parvient à reconstituer sa propre histoire – liée de manière insoupçonnable à une ribambelle de personnages désemparés et hauts en couleurs. Ces derniers l'aident sans le savoir dans une démarche qui la pousse plus à la rencontre avec les autres qu'à une véritable reconstruction de soi ; ils l'obligent à interpréter les gestes de la vie de tous les jours, non pas comme faisant partie d'une grammaire figée et donnée en tant que telle, mais en tant qu'abécédaire dont les entrées n'attendent qu'une chose : que l'on décide de leur attribuer un sens.
C'EST PROBABLEMENT à cela que pense la protagoniste lors d'une des dernières séquences, lorsqu'assise sur un banc, au milieu d'un parc enneigé, elle contemple le paysage qui l'entoure. Aux yeux de tous, ce décor de carton-pâte semble désormais contenir ce qui, au départ, n'arrivait vraiment pas à sortir.
M. D. & G. F.
Illustration Bartholomé Girard
---------------------------------------------
à Paris, le 12/02/2012
Le Havre
de Aki Kaurismaki
Avec André Wilms, Kati Outinen, Jean-Pierre Darroussin
Sortie le 21 décembre 2011
Parlez-moi de vous
de Pierre Pinaud
Avec Karin Viard, Nicolas Duvauchelle, Nadia Barentin
Sortie le 11 janvier 2012