Pirouette, balayette
"Notre travail a été facile", déclarait Pierre Morel, président du Jury Action Asia, lors de la cérémonie de clôture de l'édition 2011 du Festival du film asiatique de Deauville qui s'est tenu du 9 au 13 mars dernier. En décernant le Lotus Action Asia au nouveau film du Chinois Yuen Woo-Ping, True Legend, sur les écrans français en septembre 2011, le jury a distingué l'un des grands maîtres du film de kung-fu, réputé jusqu'en occident pour avoir chorégraphié les combats de la trilogie Matrix d'Andy et Larry Wachowski. Les cinq films retenus pour la compétition ont dessiné un panorama du genre du cinéma d'action asiatique, qui déborde aujourd'hui les frontières de l'Asie.
Sur les pages d'un livre se
dessine à l'encre une histoire qui plonge dans une Chine d'un autre temps. Ou plutôt dans une Chine hors du temps, où l'onirisme et la magie se mêlent pour donner vie à des légendes. Ainsi débute le dernier film de Yuen Woo-Ping,
True Legend. Tout comme
Detective Dee et le Mystère de la flamme fantôme de Tsui Hark, réalisateur chinois de la même génération - le premier est né en 1945, le second en 1950 -, présenté hors compétition et qui sort le 20 avril en France,
True Legend est un film de kung-fu dans lequel la virtuosité des combats s'allie à un imaginaire visuel et une fantaisie qui s'inspire, au-delà des arts martiaux, du cirque et des arts de l'illusion. Yuen Woo-Ping avait porté au sommet dès 1982 dans
Miracle Fighters ce jeu de transformations, d'apparitions et de disparitions, cette inventivité qui rend chaque combat différent du précédent, utilisant tous les objets et toutes les configurations de l'espace pour ouvrir les possibles. Dans
True Legend, le duel dans un puits où les deux personnages se battent en se tenant à la paroi, mais aussi l'ensemble des combats avec le dieu martial qui se déroulent dans un lieu imaginaire hors de l'espace et du temps, fonctionnent comme des modèles instantanés des scènes de kung-fu.
Dans ce cinéma de genre, les personnages ne sont pas simplement des combattants : ils utilisent une forme de magie qui démultiplie les possibilités visuelles des arts martiaux et en accroît l'ampleur. "
Le kung-fu, dans sa praxis, est lié à la médecine chinoise et, notamment, aux théories sur lesquelles se basent l'acupuncture et l'astrologie chinoise, explique Antoine Coppola dans
Le cinéma Asiatique (1)
. Ces domaines concernent avant tout la grande spécificité de l'approche chinoise du vivant : la gestion des flux d'énergie. L'énergie vitale est, bien entendu, elle-même liée à la notion de Tao. En conséquence, le kung-fu connaît deux grandes tendances : le combat physique, d'une part, et la recherche d'énergie "surnaturelle" ou supra-sensible, d'autre part." Ces films s'inscrivent dans la veine du traditionnel
Wu xia pian, lui-même inspiré du genre littéraire
wuxia, racontant les aventures d'hommes valeureux maîtrisant les arts martiaux. Dans ce cinéma d'action, l'impossible devient possible. Et l'usage, dès les années 1960, des trampolines et des câbles dans les productions hong-kongaises crée cette légèreté à laquelle le public occidental est désormais habitué, notamment depuis le succès de
Tigre et Dragon d'Ang Lee (2001) - dont les chorégraphies
sont signées Yuen Woo-Ping. Non seulement la présence du kung-fu s'est imposée dans l'ensemble de la production mondiale du cinéma d'action, et en particulier à Hollywood, mais cette esthétique flottante s'est aussi intégrée aux représentations actuelles du combat sur grand écran.
S'articulant autour d'une rupture tragique, l'histoire de
True Legend décrit l'itinéraire d'un homme, Su Can (Vincent Zhao), et de son fils, et les événements dramatiques qui le conduisent à développer la technique du "
kung-fu de l'homme ivre", qui semble tout droit issue du Break dance. Le caractère tragique de l'histoire est contrebalancé par de nombreuses séquences humoristiques, comme l'on en trouvait déjà dans les précédents longs métrages
du cinéaste. Ainsi de
Tai Chi Master (1993), dans lequel Jet Li se bat contre une série d'ennemis tout en protégeant une Michelle Yeoh qui a perdu connaissance et se balance comme une poupée qu'on doit repousser régulièrement pour qu'elle ne tombe pas. C'est cette ingéniosité qui est au coeur du cinéma du chorégraphe des combats de
Crazy Kung Fu (Stephen Chow, 2004) : le scénario semble un prétexte aux scènes d'actions, tout comme les scènes d'action sont à leur tour prétexte à une invention visuelle débridée. Bien plus sobre que certains de ses précédents longs métrages, et en particulier
Miracle Fighters qui n'est qu'une succession de trouvailles plus extravagantes les unes que les autres,
True Legend recourt de façon ponctuelle à cette esthétique. "
Les combats sont une histoire non-verbale. Un film d'action est trans-culturel, trans-national. Mon but est toujours de raconter une histoire non-verbalement", déclare ainsi Yuen Woo-Ping dans un entretien avec Martha Burr et Roger Garcia (2).
Les films de kung-fu constituent une tradition inébranlable du cinéma chinois, comme le rappelle Frédéric Ambroisine dans le
Dictionnaire du cinéma asiatique : "[Ils]
existent depuis les débuts du cinéma chinois, mais ce n'est que vers la fin des années 1940 que l'on a pu commencer à voir à l'écran du véritable kung-fu à Hong Kong, grâce à une série de films cantonais consacré au héros chinois Wong Fei-hung." (3)
Dans les années 1940 sortent "
plus de quarante films du genre, souvent tirés d'histoire héroïques populaires et déjà adaptées à l'opéra,
écrit encore Bede Cheng dans le même ouvrage.
La plupart des acteurs du genre ont d'ailleurs une formation à l'opéra de Pékin, avec une attention toute particulière portée à l'esthétique des mouvements, caractéristiques toujours évidente chez des acteurs comme Sammo Hung ou Jackie Chan." Dans les années 1960, les films de sabre japonais, les
chambara, déferlent sur Hong Kong et font concurrence à la production locale. Pour contrer cette tendance, le
wu xia pian évolue, en particulier grâce à aux cinéastes Chang Cheh et King Hu. C'est au cours de la décennie suivante, avec le succès phénomènal d'un Bruce Lee, que le genre s'exporte dans le monde entier. Et, à partir des années 1980, des metteurs en scène comme Tsui Hark donnent un nouveau souffle au
wu xia pian : "
Tsui hark utilise le dernier cri de la technologie pour revitaliser le film de sabre chinois", comme dans
Zu, Warriors of the magic mountain (1983), explique Nicolas Saada dans
L'Asie à Hollywood. Aujourd'hui, la production est diverse et ne concerne plus seulement Hong Kong. Qu'il s'agisse de
longs métrages d'époque ou contemporains, sérieux ou recourant au comique loufoque, les films d'arts martiaux constituent une veine des plus fertiles, qui ne cesse d'évoluer.
Ainsi, face aux quatre autres films de la sélection Action Asia, qui s'inscrivent dans le contexte historique d'une Chine ou d'une Thaïlande traditionnelle,
Wind Blast de Gao Qunshu détonne, rappelant le cinéma du coréen Kim Jee-Woon, qui était d'ailleurs présent au Festival de Deauville pour une Master Class. L'influence du western et l'exubérance des scènes d'action sont au service d'un univers mêlant Kung-Fu et
gun fight, tout en détournant les codes génériques. Ici, le duel à la Sergio Leone tourne court, les personnages courent aussi vite que des voitures, le scénario est illisible au bout de quelques minutes, et c'est la virtuosité de la mise en scène qui prend bientôt le pas, notamment au travers d'un montage millimétré, comme dans les scènes d'action où les plans de transition semblent avoir été supprimés. On pense parfois au cinéma de John Woo, dans cette mise en évidence du style et une sorte de "
fétichisme des vêtements et des objets", selon les termes de Nicolas Saada. Ce film, comme
Le Bon, la Brute et le Cinglé ou
Bittersweet Life de Kim Jee-Woon, dessine peut-être une nouvelle voie, plus contemporaine, pour le cinéma d'action asiatique.