DANS UNE BOÎTE EN PLASTIQUE, une petite prune rouge confite dans le sel baigne au milieu d'une mer de riz blanc nature, à la manière du drapeau japonais. Ce type de bentô - comprendre boîte-repas - est l'un des plus populaires au Japon, où la cantine, concept importé par les Américains pendant la Seconde Guerre Mondiale, n'est pas présente dans toutes les écoles et où le temps de déjeuner des travailleurs est souvent réduit. Amener son repas sur son lieu de travail est devenu un rituel sur l'archipel nippon, qui connait un second souffle depuis les années 1980 où les bentô en plastique, bon marché et pratiques à réchauffer et à entretenir, ont remplacé les luxueuses boîtes en métal ou en bois laqué. – Par Adeline Gros
AUJOURD'HUI, IL EXISTE des boîtes à bentô pour tous les goûts, aux motifs et aux textures des plus traditionnels aux plus modernes. Manger dans une boîte qui met en valeur la nourriture est certes agréable, mais en réalité, c'est plutôt la nourriture, le contenu, qui embellit le contenant. Après une dure matinée de labeur, quel plaisir d'ouvrir son bentô et de découvrir cet assemblage de couleurs et de formes : un peu de vert pour les brocolis, un peu de jaune pour l'oeuf, un peu de blanc pour le riz, peu importe que la boîte soit en plastique blanc ou en forme de poupée. Et c'est en ce sens que le bentô révèle un morceau de la culture japonaise : il est l'art du détail par excellence.
– Émerveiller le quotidien
COMPOSÉ POUR QU'IL SOIT FACILE et rapide à manger, le bentô est souvent élaboré à partir de riz, de légumes coupés en morceaux et de protéines sous forme de bouchées, telles que du poulet frit ou de l'omelette épaisse, le tout disposé harmonieusement pour remplir au maximum l'espace limité qu'offre la boîte. À partir de là, les possibilités sont quasiment infinies. Une diversité que Naomi et Satoru Abe sont partis découvrir en sillonnant le Japon à la rencontre de Japonais qui ont tous en commun cette tradition du bentô pour le déjeuner. En 2010, ils en ont tiré un livre touchant, à hauteur d'hommes, L'Heure du bentô, qui regroupe 39 histoires individuelles, et autant d'anecdotes autour du bentô. À l'instar de Hideko Ochi, cultivatrice de clémentines, qui résume la sensation que lui procure son bentô : "Si au moment où vous ouvrez votre boîte, vous vous dites, ça l'air appétissant, ça va vous donner de l'entrain." Se ressourcer, reprendre des forces pour l'après-midi tout en prenant du plaisir à manger, voilà sans doute la règle d'or du bentô.
NUL BESOIN de faire élaboré. Les ingrédients utilisés pour la confection des bentô sont souvent ordinaires, des restes du repas de la veille ou des essentiels du placard. Naomi Itô, assistante musicienne dans un temple shinto, raconte son bentô du jour : "La combinaison du kaki de Shônai (ndlr : ville du nord-ouest du Japon) et de navets rouges au vinaigre, c'est un plat que les gens d'ici voient tous les jours au menu, à tel point qu'ils s'en sont lassés. Mais quand on le retrouve dans un bentô, ça fait quand même plaisir. Et puis ça donne des couleurs au bentô." Redécouvrir un plat ordinaire, souvent à base de produits de saison, mis en valeur par les couleurs et la disposition, est l'un des pouvoirs de cette boîte à déjeuner.
D'AILLEURS, L'UN DES PRINCIPES essentiels du bentô est qu'il doit rester économique. Souvent, les travailleurs amènent leur déjeuner car manger à l'extérieur du bureau revient plus cher qu'un bentô préparé avec les restes de la veille. Selon une étude récente publiée sur le site BizAcademy, et relayée en français par le site Bento&Co, 35% des Japonais estiment le coût de leur bentô entre 1 et 2 euros environ, 37% entre 2 et 3 euros. Une solution pratique et économique, notamment pour les étudiants et les jeunes actifs : un Japonais sur cinq qui prépare son bentô quotidiennement a entre 20 et 30 ans.
– Gage d'amour
MAIS TOUS LES JAPONAIS ne préparent pas tous les jours un bentô. Ils seraient seulement 16% de la population nippone à le confectionner cinq jours par semaine, d'autant que la plupart des commerces de proximité en proposent à toute heure du jour et de la nuit prêts à être consommés. L'Heure du Bentô révèle en réalité que chaque individu a son propre rapport au bentô et c'est souvent une tradition familiale, une habitude que l'on perpétue une fois devenu adulte. Bien plus qu'une simple tâche ménagère, cette activité est souvent le témoignage de l'amour porté à ses proches. Pour Tsuneo Nakano, agent commercial, le bentô que lui prépare sa femme chaque matin depuis presque trente ans est un gage d'amour au quotidien : "Pour moi, le bentô, c'est quelque chose qu'on mange à deux. Celui qui le prépare et celui qui le consomme. On ressent l'amour de celui qui l'a confectionné, on lui est reconnaissant."
POUR LES ENFANTS, c'est un moment de surprise et de bonheur quand le couvercle se soulève et qu'ils découvrent ce que leur père ou leur mère à préparer pour le déjeuner. Takanori Kitahara, fabriquant de sômen (nouilles japonaises très fines), se souvient : "Il y a eu la fois où il y avait une énorme saucisse. Mes copains n'en n'avaient jamais vu une aussi longue. Elle était là, toute seule, posée sur le riz. (...) Les copains en étaient tout retournés. Quand j'y repense aujourd'hui, je suis sûr que mes parents avaient calculé leur coup. Ils avaient voulu mettre en scène mon instant de gloire dans le monde des enfants. Devenu moi-même père de trois enfants, j'ai à coeur maintenant de transmettre les plaisirs du bentô." Saucisses découpées en forme de poulpe, fruits et légumes à l'emporte-pièce, beaucoup d'accessoires et de créativité ont rendu, et rendent encore aujourd'hui le bentô ludique et agréable à manger pour les écoliers.
S'IL EST D'ABORD UNE PRATIQUE NIPPONE, le bentô reste porteur de valeurs universelles. Ce qui l'a aidé à s'exporter au-delà des frontières japonaises, et avec succès. Depuis cinq ans environ, la France connait un véritable engouement pour ces boîtes appétissantes. Pour Thomas Bertrand, le co-fondateur du site Bento&Co qui expédie ces boîtes-repas fabriquées au Japon dans plus de 80 pays dans le monde, dans le contexte de crise actuelle, l'aspect économique joue un rôle important mais pas seulement : "Plusieurs facteurs sont selon moi à l'origine du succès du bentô. L'explosion des blogs culinaires et la passion du Japon en France ont particulièrement aidé le bentô à prendre son essor." Le boom des écoles de cuisine depuis 10 ans ont changé le rapport que les Français entretenaient avec la nourriture. "Maintenant, cuisiner, c'est fun et c'est sain. Cela va de paire avec le bentô."