VU DE TOUS, connu de peu, le Heritage Square Museum se cache aux abords de l'autoroute qui entre à Los Angeles depuis les collines verdoyantes de l'Est. Refuge de l'Histoire, le musée accueille aujourd'hui huit structures - maisons, Eglise ou gare - datant de la fin du XIXe siècle. Les quelques visiteurs qui empruntent la bretelle de sortie voyagent dans le temps pour retrouver les us et coutumes d'une Californie en plein essor économique et démographique, au détour d'une architecture soigneusement restaurée. –
Par Asmara Klein
DANS LE SILLON de la ruée vers l'or, l'entrepreneur William Hayes Perry quitte son Ohio natal pour venir s'installer à Los Angeles en 1854. Discipline et ambition sont les maîtres mots qu'il applique à ses divers projets, de sorte qu'il devient en quelques années l'homme le plus riche de la ville, à la tête d'un empire commercial qui contrôle à la fois le commerce du bois et l'alimentation en gaz et eau de la région. Fort de sa réussite, William Perry décide d'ériger une demeure à son image. Installée dans les hauteurs de Boil Heights, la résidence Perry peut être admirée de loin. Non seulement pour son imposante taille - la maison est en effet la plus grande de la ville lors de sa construction en 1876 - mais également pour le raffinement de ses finitions. Friands des styles considérés comme exotiques, les Américains de l'époque se passionnent pour le style "italien", qui fait rage dans les années 1860 et 1870.
HOMMAGE AUX VILLAS de la Renaissance italienne, ce style se caractérise par son toit plat, ses larges avant-toits, ses dimensions imposantes et la forme symétrique et rectangulaire des maisons. L'habitation généreuse des Perry n'échappe pas à cette règle et s'orne des plus prestigieux, et surtout coûteux, détails du style. L'entrepreneur peut s'enorgueillir d'un élégant porche soutenu par des colonnes d'inspiration classique et surtout enveloppant une grande partie de la maison. Des détails floraux subliment avec discrétion la porte à double battant qui laisse pénétrer le visiteur dans un vestibule aéré avant de découvrir un premier salon d'apparat, le fameux "parlor". Lieu de réception, William aime y divertir ses invités par des concerts donnés par sa fille en personne. L'aînée de ses quatre enfants est spécialement envoyée en Italie pour perfectionner ses qualités de chanteuse d'opéra, avant de revenir pour se soumettre au conservatisme paternel qui rêve d'un mariage prestigieux.
– Moeurs puritaines
À L'INTERIEUR, les signes de richesse ne manquent pas non plus. Le chandelier fonctionnant au gaz scintille de mille feux grâce à ses fines ciselures ornementales tandis que le parquet brille sous l'effet d'un assemblage de lamelles étroites. Les cheminées de marbre sont imposantes sous les divers tableaux qui, solennels, ornent les murs et rappellent l'habitude des contemporains de Perry de suspendre à un fil plutôt qu'à une attache clouée les cadres, afin de pouvoir en changer souvent mais aussi tout simplement parce que les murs étaient creux. Une fois l'introduction artistique terminée, l'hôte invite ses convives à s'installer autour de la grande table ronde de la salle à manger officielle. Le long du mur courent des ornements sculptés dans un bois sombre, ce qui donne à la pièce une atmosphère digne et réservée, en accord avec les mœurs puritaines en vigueur à l'époque.
LA FAMILLE PERRY ne profite que peu de temps de ce luxe car, au bout de six ans, elle décide de retourner à sa demeure au centre-ville, à proximité des infrastructures médicales dont le fils malade devait pouvoir bénéficier. Reprise en 1888 par le juge Stephen C. Hubbell, le même qui a contribué à la fondation de l'Université de Southern California, la maison connaît encore quelques années de gloire avant de souffrir de négligences importantes, ce dont témoigne encore aujourd'hui l'état déplorable des cinq chambres à l'étage. Peu s'en faut pour que le boom immobilier des années 1970 n'engouffre cette demeure centenaire. Tournés vers le futur et avides de logements neufs, technologiquement à la pointe, les habitants de Californie montrent peu d'intérêt pour ces reliques historiques, englouties par centaines dans les projets d'aménagement urbain et immobilier des années 1960 et 1970. Face à cette frénésie aveugle, quelques citoyens se mobilisent cependant et forment en 1969 une fondation pour la préservation de leur patrimoine, la Cultural Heritage Foundation. Cette fondation est à l'origine du musée qui abrite aujourd'hui six maisons, une gare routière, une étable ainsi qu'une Eglise méthodiste, toutes érigées à la fin du XIXe siècle, lorsque Los Angeles s'émancipa de son étiquette de petite ville provinciale pour devenir un centre majeur dans l'Ouest des Etats Unis.
– Excentrisme flamboyant
ENSEMBLE, CES BÂTISSES racontent l'entrée de la Californie dans la révolution industrielle. La maison de John J. Ford, ébéniste de renom, témoigne par exemple de l’arrivée des premières "track houses", ces rangées d'immeubles identiques, emblèmes d’une petite classe moyenne naissante. Les deux étages de cette maison construite en 1897 accueillaient John Ford et sa femme, parents de cinq enfants, en des termes modestes mais confortables. Le salon n'est pas séparé de la salle à manger et les lamelles du parquet paraissent grossières par rapport à celle de la maison des Perry. La pièce dispose toutefois d'un chandelier alimenté par l'électricité. Dans la salle de bain, une machine à laver rudimentaire est posée à même le sol. John Ford a pris soin d'ajouter de nombreux détails à son foyer de sorte qu'il se distingue nettement des habitations mitoyennes. Sur la devanture, les têtes de lions et vignes montantes sont sculptées avec habileté. À son échelle, l'ébéniste a tenté de faire honneur au style dit "Queen Anne", qui faisait alors fureur.
ORIGINAIRE DE GRANDE-BRETAGNE où il a connu les années précédentes un engouement spectaculaire, ce style est adopté avec enthousiasme par la société américaine dans les années 1880. Porté par les innovations technologiques de la révolution industrielle qui rendent possible une production à la chaîne de certains éléments architecturaux, le style Queen Anne est particulièrement apprécié des nouveaux riches américains. S'adonnant avec délectation à l'excentrisme flamboyant de cette nouvelle tendance, les Américains inventent leur propre version du style, dont les détails baroques tels que les façades asymétriques ou la multiplication des matériaux de construction seront les principaux signes distinctifs.
– Plantes foisonnantes
AU HERITAGE SQUARE MUSEUM, le meilleur exemple de cette extravagance faite d'avant-toits proéminents et de balustrades enjouées est encore la résidence commandée en 1887 par le promoteur immobilier Charles Morgan. L'homme d'affaires veut se parer d'une demeure à la hauteur de son narcissisme ; ses initiales se remarquent d'ailleurs toujours au-dessus du porche. Aucune dépense n'est épargnée pour honorer la vanité du propriétaire : une véranda onéreuse de type "wraparound porch" qui fait le tour de la maison, sept teintes différentes de vert mises en contraste avec le rouge sombre des briques, des fenêtres incrustées de vitraux de couleurs chatoyants, des décorations florales prolifiques et une multitude de matériaux. Il faut dire que les dix années qui séparent la maison de Charles Morgan de celle des Perry ont vu l'établissement de la connexion ferroviaire entre San Francisco, destination de la ligne Est-Ouest du chemin de fer américain, et Los Angeles.
ALORS QUE PERRY DEVAIT SE CONTENTER du bois pour son entreprise, Morgan peut importer tuiles, briques et autres matériaux "riches" pour donner à la demeure l'allure d'une maison en pain d'épice. C'est ainsi que les murs intérieurs sont habillés d'une kyrielle de plantes foisonnantes et d'animaux qui batifolent sur les papiers peints ou encore sur les bandes de cuivres encastrées au bas des murs et de l'escalier principal. La nature est un leitmotiv central du style Queen Anne, ce qui explique l'affection de la taxidermie ou des plumes de pan qui viennent s'insérer dans des bouquets toujours fraîchement coupés. Plus surprenants sont les cheveux de femme délicatement tressés et assemblés tels un fragile motif floral dans un cadre accroché au mur.
– Multiplication des angles
LA PLOMBERIE installée dans la salle de bain ou dans la cuisine, le chandelier hybride – l'électricité n'étant pas encore fiable, le gaz est conservé en cas de panne de courant – le mobilier chinois transporté en train depuis San Francisco ou encore le piano importé d'Europe sont autant d'éléments qui laissent entrevoir l'élan du développement technologique qui touche la Californie vers 1880. A quelques pas de la maison de Charles Morgan se dresse une des vingt dernières maisons octogonales de Californie, enseignes quelque peu alternatives de ce nouvel art de vivre moderne. Lancées dans les années 1860 par l'architecte Orson Fowler, ancien étudiant de médecine et penseur progressiste, ces habitations aux configurations originales devaient amener non seulement un nouveau style architectural mais également un nouveau mode de vie, considéré comme plus sain et approprié à son époque. La multiplication des angles permet de créer de nouveaux espaces, tout en augmentant le nombre d'ouvertures afin d'assurer une circulation efficace de l'air : chaud en hiver et frais l'été, puisque la coupole surplombant le deuxième étage de la construction se transforme en gigantesque cheminée, aspirant l'air chaud par ses six fenêtres entrouvertes.
L'OCTOGONE DU MUSÉE est en réalité la deuxième maison de la sorte dans laquelle la famille Longfellow investit. Grand propriétaire terrien de l'état du Maine, Gilbert Longfellow a déjà érigé une première habitation à huit côtés pour sa famille. La perte de sa femme et de l'un de fils, morts tous deux de la tuberculose, le pousse à partir vers l'Ouest, à la recherche d'un climat plus doux. C'est donc à Pasadena, dans l'arrière-pays de Los Angeles, qu'il installe sa famille en 1893, de nouveau dans un octogone, dont les motifs marins du papier peint sont autant de réminiscences du Maine et de ses côtes arides. Longtemps restée dans la famille Longfellow, la maison fait aujourd'hui la fierté du musée qui l'a sauvée de la démolition en 1986 et qui s'emploie à lui redonner son éclat historique. Certains s'opposent cependant à sa restauration : avec ses allures de maison hantée, l'octogone s’avère un lieu de tournage extrêmement populaire pour les studios hollywoodiens adjacents, à la recherche de vestiges du temps passé.