ART TRADITIONNEL JAPONAIS de teinture du textile, le roketsuzome n'est plus manié aujourd'hui que par une poignée d’artistes nippons ; Hisako Takaku en fait partie. C'est la première fois que les œuvres de cette artiste, ainsi que celles de son père Kuboku Takaku (1908-1993), sont exposées en dehors du Japon. Le San Diego Museum of Art, en Californie, accueille la rétrospective Dyeing Elegance. – Par Asmara Klein
MENUE ET MESURÉE, la main d’Hisako glisse avec aisance sur le papier fin, légèrement satiné. L'encre sumi, spécialement employée pour réaliser les croquis de préparation, se déverse sur la surface avec parcimonie et délicatesse. Une fois l'esquisse achevée, l'artiste veille à reproduire le dessin avec exactitude sur le tissu final, une soie à surface irrégulière. L'encre bleue aibana, utilisée à cet effet, est soluble dans l'eau et disparaîtra après le premier lavage pour laisser apparaître le seul motif. Vient ensuite la cire, la pièce maîtresse de cette méthode de teinture ancienne et difficile à maîtriser. Au-dessus d'une lanterne, Hisako place une petite coupelle remplie de cire qu’elle applique à coups de pinceau avisés sur les surfaces à l'extérieur des contours bleutés afin d'empêcher la teinte de pénétrer le tissu à ces endroits. Elle recommence le processus autant de fois que nécessaire, en fonction du nombre de couleurs différentes. Chaque coloris, mélangé manuellement, s'associe à un pinceau unique, lui étant entièrement dévoué, afin de préserver la virginité de chaque pigment. La fragilité de la matière ne pardonne rien. La moindre éclaboussure vient irrémédiablement détruire l'harmonie de l’ensemble. Incrusté de couches successives, le morceau de textile est ensuite exposé à la vapeur afin de fixer les teintes, avant d'être repassé sous du papier journal retenant les strates de cires. Un ultime lavage et un traitement chimique permettent d'éliminer les dernières traces d'aibana ou cire. Ça y est, le tissu regorge de couleurs.
– Variations infinies
LES TABLEAUX D'ÉTOFFES teintées de Kuboku et Hisako Takaku ne révèlent rien de cet enchaînement ardu et fastidieux d'étapes successives, exigeant discipline et savoir-faire. L'hortensia violet qui se fond avec sensualité dans son ombre bleue semble avoir poussé là, sur l'obi confectionné par Kuboku en 1985. De façon presque ingénue, il se déploie de manière extravagante sur le tissu qui, une fois noué autour de la taille féminine, culmine dans le nœud en bas du dos pour parfaire le kimono. La saisissante impression de relief qui se dégage de cette fleur du début de l'été provient du contraste entre l'opacité des tiges et du pistil et la transparence des pétales. La texture créée par cette alliance de contraires donne vie au motif. Fin observateur de la nature, Kuboku n'hésite pas à recourir à des techniques difficiles et n'épargne aucun effort pour obtenir un effet diffus et spontané. Ainsi, pour ne pas sacrifier la luminosité unique de chaque teinte, l'artiste renonce à la superposition de couches de couleurs, méthode pourtant plus aisée à mettre en œuvre, et lui préfère une composition sophistiquée. La juxtaposition de coloris aux variations infimes donne une énergie inégalée à ses créations. Kuboku est ainsi devenu célèbre pour ses puissants motifs, portés par le jeu de teintes diaphanes. Car contrairement à la peinture classique où le pigment vient occuper la surface du canevas, la teinture sature la soie et demande à l'artiste de s'assurer que chaque fil s'imprègne profondément du coloris choisis. Maintenir une impression de rapide coup de pinceau relève de la virtuosité.
TRAVAILLANT INITIALEMENT avec un chanchin, longue tige assortie d’un ou plusieurs tubes de métal reliés à des petits réservoirs de cuivre regorgeant de cire, Kuboku se convertit au pinceau japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Cet instrument lui garantit agilité et tracé gracieux, proche de la calligraphie d'inspiration zen. Composé de variations infinies entre le bleu et le taupe, le papillon que Kuboku a nonchalamment posé sur l'obi beige de 1988 prend des airs de fleur en pleine éclosion grâce à cette aile gauche esquissée d'une caresse de pinceau. Habillée d'une myriade de nuances, elle s'oppose à l'aile droite construite de traits rapides, espacés et appliqués avec détermination dans un maillage de pois bleus marines. Miroirs réciproques, ces deux ailes s'animent sous le pinceau désinvolte de l'artiste pour unir leurs expressions contrastées et pourtant complémentaires. Kuboku parfait encore cette impression de spontanéité par l'expression formelle de ses dessins lors de la phase préparatoire. Une vitrine expose les nombreux croquis effectués en amont d'une teinture. Car la réussite finale dépend de la capacité de projection et d'anticipation de l'artisan.
– Vigueur du trait
VISIONNAIRE, KUBOKU est capable de décomposer les volumes de ses motifs en formes qu'il étale sur la surface du papier grâce à un pinceau spécifique, le wafude. Par la vigueur du trait, ses dessins, malgré leurs deux dimensions, gardent leur efficacité esthétique. Immortalisé sur un cliché de 1954, Kuboku est agenouillé sur un coussin, à même le sol. Les bras croisés, il porte son pinceau au menton, l'air pensif. De l'ensemble foncé et rayé se détache une expression sereine, des traits réguliers, une chevelure grisonnante repoussée en arrière pour dégager un large front parcouru par quelques rares rides. Né en 1908 à Mibu dans la préfecture de Tochigi, Kuboku était le dernier de huit enfants. Ayant perdu sa mère tôt et peu attaché à son père, Kuboku décide de quitter sa ville natale à l'âge de 18 ans pour rejoindre Tokyo où il devient le disciple de Matsugoro Hirokawa (1889-1952), pionnier dans l'art moderne de la teinte du textile. Matsugoro était persuadé que le roketsuzome, en tant que technique artisanale ancestrale, pouvait produire des œuvres d'art équivalentes à la peinture ou à la sculpture. C'est à lui d'ailleurs que l'on doit l'entrée de la catégorie teinture sur textile à l'exposition annuelle des Beaux-arts, organisée par le gouvernement japonais.
LES CRÉATIONS DE KUBOKU sont reçues à cette exposition de renom pour la première fois en 1936. Cette même année, sa teinture Garçons du village jouant est récompensée par le prix du jury. Fortement influencé par le travail de son maître, Kuboku célèbre l'art rural dans ce tableau regorgeant de symboles pan-asiatiques, où un groupe de jeunes hommes s'exerce au sumo. Une partie d'entre eux forme un cercle autour de ceux qui combattent. Sur leur peau cuivrée se distinguent leurs mawashi d'un bleu profond. Ce même bleu forme la rivière autour de l'île. Une kyrielle de poissons, crabes, écrevisses, plantes et nageurs stylisés y batifolent. Une multitude d'autres personnages se joignent à la scène : des lapins ou pêcheurs sur le rivage, le soleil loge en haut à gauche, des oiseaux virevoltent dans le ciel qui émerge depuis l'eau fraîche de la rivière. Finalement, une succession d'ornements stylisés encadrent cet hommage à l'âme vierge et indigène japonaise – critique de l'industrialisation et de l'occidentalisation rampantes des années 1920 et 1930.
– Contrastes lumineux
LA CARRIÈRE de Kukobu Takaku, tout comme celle de sa fille Hisako, se caractérise par la tension entre modernité et tradition apprivoisée à travers leur art. Avant de s'adonner entièrement à la confection de kimonos et obis à partir de 1962, Kuboku passe par une pratique picturale intense. Il participe chaque année à l’exposition des Beaux-arts pour présenter ses œuvres qui se situent entre l'héritage japonais que leur confère leur sujet et la modernité occidentale due à leur langage esthétique. Casanier, Kuboku aime s'inspirer des objets qui peuplent son quotidien : fruits, meubles mais également livres d'art occidental. Particulièrement ému par le mouvement cubiste en France, il prend comme modèle des peintres comme Georges Braque et Pablo Picasso. Dans Miroir, 1961, Kuboku reprend explicitement un portrait de femme peint par Picasso. Et dans son tableau de 1953, Grand Melon, il transforme des fruits aux allures banales en objets de contemplation esthétique par un emploi ciblé de jaune, rouge et gris saturés, enduisant chaque élément d'un épais contour noir afin de renforcer l'abstraction de sa nature morte.
CES NOMBREUX CONTRASTES LUMINEUX éclairent avec subtilité le travail des Takaku. À l'image de son père, de qui elle apprend l'art de teindre le textile après une formation aux Beaux-arts, les créations d'Hisako sont traversées par l’exploration du modernisme japonaise. Pour cela, elle met à profit la doctrine fondamentale de son père qui repose sur le jeu des contraires : "C'est l'intensité et la manipulation de ces espaces interstitiels qui attirent l’attention du spectateur", indique-t-elle. Une montagne, symbole de force, est donc assortie d’un cours d'eau limpide, évasif et en mouvance. Un arbre n'inspire immobilité et tranquillité que lorsqu'il est mis en mouvement par un vent emportant ses feuilles. Dans ce même esprit, Hisako veille à travailler le contraste entre le kimono et son obi, à l'image de Grappe d'amaryllis, 2010. Sur le kimono, des volutes de fleurs blanches viennent fendre le rouge vif de l'automne, emportées par des bourrasques qu'on entend souffler au loin.
Dyeing Elegance
jusqu’au 27 mai 2012
The San Diego Museum of Art
1450 El Prado, Balboa Park
San Diego, CA 92101
Mar-Sam 10h-17h // Nocturne Jeu 19h // Dim 12h-17h
Tarif plein : $12 ; Tarif réduit : de $9 à $4,50
Gratuit – 6 ans
Rens. : (619) 232-7931