SI LE PEINTRE ET GRAVEUR ALLEMAND Georg Baselitz s'est tourné vers la sculpture il y a 30 ans, c'est la première fois qu'une rétrospective consacrée à ses pièces en trois dimensions prend place sur le sol français. Ces masses gigantesques de bois taillées à la hache et peinturlurées à l'envie, qui jonchent actuellement le Musée d'Art Moderne de Paris, témoignent de l'apport de Baselitz à la sculpture européenne, montrant la matière avant la figure, et la figure à travers la matière.
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Par Hélène Deaucourt
LE PARCOURS CHRONOLOGIQUE ménagé par le musée révèle la quête continue de l'artiste vers une approche directe de son art, un dialogue immédiat et alchimique avec la matière. Qu'il s'agisse de ses peintures, de ses dessins, ou de sa sculpture, Georg Baselitz (1938) défie le regard et interdit toute tentative d'interprétation univoque. Dans un souci permanent de la discordance, son œuvre s'attache à perturber la vision, empêcher la reconnaissance des formes, ou renverser les figures comme dans sa série de sept toiles Herfreud GrüBgott (2011). Le titre intraduisible, qui fait référence à Freud et au salut bavarois adressé à Dieu, brouille lui-même la lecture. Aucun sens n'est à trouver : c'est l'angoisse et le silence qui envahissent le regard. Les visages ainsi inversés hurlent, sur un fond immaculé, terrifiant de neutralité. Quelques traces noires obscurcissent encore l'atmosphère de ces pseudo-portraits montrés la tête en bas, que l'exposition confronte à la sculpture de La Jambe (Das Bein) réalisée en 1993 avec du bois de tilleul. Le malaise produit par ses peintures est renforcé par l'asymétrie de ses formes sculptées.
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Brut et brutal
SI BASELITZ RENVERSE LES CODES et les normes, c'est pour ne pas faire comprendre le sens mais faire sentir le geste. Dans sa volonté de revenir au geste primitif émerge une force intestine dans la matière qu'il creuse. Hanté par le primitivisme, l'art tribal, l'art dogon (lire notre article), le maniérisme italien ou les sculptures africaines. Et, grand collectionneur, il fait se rencontrer l'expressionnisme allemand, auquel il a toujours refusé d'appartenir, et les arts premiers. "Je pense que la sculpture est un chemin plus direct que la peinture pour arriver au même résultat parce que la sculpture est plus primitive, plus brutale et moins réservée comme la peinture l'est parfois." Perché sur des escabeaux et armé d'une hache, d'une scie ou d'un pinceau, Baselitz démystifie la matière qu'il tranche à vif, pour mieux en faire émerger la vie. L'alchimie visible entre les pigments de couleur, les coups de hache, les sillons tracés par la scie et le matériau produit cette impression de vie. La forme qui émerge du hêtre, du tilleul ou du cèdre n'est que grossièrement dessinée, mais elle se donne dans toute sa force, sa masse et sa vérité nue. Le matériau est ainsi toujours soigneusement sélectionné, pour sa couleur, sa chair, et les possibilités esthétiques qu'il réserve à la main du sculpteur. L'arbre, le bois : c'est la vie, la nature. Mais le matériau est perturbé, détourné dans ses formes et ses volumes. Démembré, aussi. Les Têtes et torses rouges que Baselitz réalise entre 1993 et 1996 font de cette asymétrie un principe de composition absolu. Des corps amputés se révèlent dans leur douleur, la dislocation devient la norme et la nouvelle harmonie d'un art qui s'affirme ici comme plus assumé, une pratique plus mature.
LES FORMES HUMAINES que Baselitz fait naître de la matière nue ne sont toujours que vaguement suggérées, sauvagement accouchées du bois ; des corps é-nervés par la hache de l'artiste, qui les recouvre de veines et les marque avec une brutalité revendiquée. Impossible alors d'ignorer les références à l'Histoire européenne. Les gestes de l'artiste abîment la matière et font songer aux tortures commises au nom d'un homme ou d'un idéal. Ainsi l'œuvre de Baselitz se fait-elle voir et ressentir sans peur de la polémique ou du scandale. Deux tableaux lui furent d'ailleurs confisqués lors d'une exposition de 1963, Die grosse Nacht in Eimer et Der nackte Mann, jugés trop violents. Sa première sculpture reconnue, le Modèle pour une sculpture (Modell für eine Skulptur) exposée en 1980 à la Biennale de Venise, incarne cette ambiguïté d'une pratique à la fois détachée d'un art figuratif mais porteuse d'une vérité humaine intime.
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Sens équivoque
DANS UN MATÉRIAU LISSÉ de toute imperfection et sensuel dans sa nudité, un homme au visage sans expression est en fait prisonnier d'un socle massif qui le cloue au sol. Il lève le bras droit avec une certaine nonchalance et presque sans conviction, comme pour faire le salut nazi. Le paradoxe enclos dans la sculpture est en fait la clé de l'œuvre de l'artiste : aucune vérité, aucune impression assumée, mais le flou d'un monde intestin qu'il vomit presque sur cette matière qu'il magnifie en la salissant de ses coups de hache ou de scie. Les treize têtes monumentales des femmes de Dresde (Dresdner Frauen – Die Wendin) sculptées en 1990 sont ainsi marquées, rongées, presque dévorées par les coups de hache que l'artiste y a portés. Évoquant les exactions et massacres commis lors de la destruction de la ville de Dresde en 1945, les six visages exposés sont recouvert d'une nouvelle teinte, le jaune qu'il utilisait déjà dans sa peinture. La lumière dégagée par cette couleur modérée, chaude, choque avec l'impression de douleur qui se dégage des entailles faites dans la chair du bois. L'une d'entre elles sourit même (Dresdner Frauen – Die Lachende), comme le titre de l'œuvre et l'immense cavité creusée par l'artiste le suggèrent.
CHEZ BASELITZ, rien ne se donne avec spontanéité : "Mes sculptures et mes peintures donnent l'impression que le geste, la responsabilité du mouvement jouent un rôle important mais en fait, non. Je travaille avec des fragments. J'aime les choses fragmentaires." (1983) Les dessins qui accompagnent ces sculptures se donnent donc comme de nouvelles excroissances, des traces d'un mouvement qui s'incarne dans des figures à peine esquissées. Ses formes sont toujours à peine définies, travaillées par leur réversibilité et leur androgynie. Madame Paganisme (Frau Paganismus, 1994) c'est Baselitz lui-même, un artiste refusant de se soumettre à un seul Dieu et revendiquant sa liberté absolu de vivre son art. difficile de dire s'il s'agit d'un homme, d'une femme, d'un estropié ou d'un arbre, face à cette forme à laquelle il manque le bras gauche et le bas du corps, dont la poitrine porte deux traces rouges au niveau des seins, et qui montre un visage dont n'est souligné que le nez, les yeux et la bouche. Sans genre et sans Dieu, Madame Paganisme captive le regard par sa forme étrange et la vivacité de la teinte rouge appliquée à gros trait, sans véritable fonction.
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Rire jaune
LA TRAGI-COMÉDIE mise en scène par Baselitz fait ainsi s'affronter des figures terrifiées à des formes bouffonnes, rehaussées de rouge ou de bleu, les bras levés, les jambes archées, les ventres gonflées, les yeux exorbités. La douleur de la matière contraste avec le caractère ludique de ces aplats de couleur presque enfantins qui soulignent les seins, le sexe, les genoux, les yeux ou le nez de ces spectres massifs d'un monde perdu. Indépendante de la forme sculptée, la couleur n'épouse pas les contours ou les stries tracées dans le bois : elle s'impose comme de l'extérieur pour en moquer le sérieux. La sculpture ironiquement intitulée Tête tragique (Tragischer Kopt) dresse son nez rouge, cloué sur le visage de bois de ce personnage démembré, sans aucun autre trait distinctif que la démesure de cette excroissance.
IMMENSES MARIONNETTES ou soldats de bois avec lesquels Baselitz s'amuse et déjoue les codes de la sculpture classique, ses portraits monumentaux réalisés entre 2003 et 2004 se montrent eux aussi dans leur caractère cocasse et pourtant très cynique. Les petits shorts qu'ils portent, une casquette ZERO flanquée sur la tête, la tenue de bain qui les découvre, tout cet accoutrement qui les ridiculise participe d'un nouveau malaise, d'un sourire gêné. L'un de ces pantins cache derrière son dos un crâne, dans la plus pure tradition de la vanité ; un autre garde dans un doggy bag le viatique, repas des morts. Baselitz lui-même se représente de cette façon, dans des autoportraits monumentaux. S'inspirant des Christ aux Outrages, motif récurent de l'art populaire pour évoquer un épisode de la Passion, il représente la douleur d'un martyr exclu de la société des hommes avec ces formes monumentales pourtant très enfantines. Dunklung Nachtung Amung Ding (2009), c'est le titre de l'une d'entre elles, qui résonne comme une comptine d'enfant.
H.D.
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à Paris, le 18/01/2012
Baselitz Sculpteur
Jusqu'au 29 janvier
Musée d'art moderne de la ville de Paris
11 avenue du Président Wilson 75016 Paris
Tlj (sf lun) : 10h-18h ; Nocturne jeudi (22h)
Tarifs : 9 € / 7 € / 4,50 €
Gratuit pour les moins de 14 ans
Rens. : 01 53 67 40 00
Crédits et légendes (de haut en bas) :
G-Kopf / Tête-G, 1987. Hêtre pourpre et peinture à l’huile, 99 x 65,5 x58,5 cm © Georg Baselitz
Männlicher Torso / Torse masculin, 1993. Tilleul et dispersion, 155 x 77 x 79 cm © Georg Baselitz
Dunklung Nachtung Amung Ding, 2009. Cèdre et peinture à l’huile, 308 x 105 x 122,5 cm © Georg Baselitz