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Catastrophe et cire perdue
MAIS CETTE ALCHIMIE n'est presque que le produit du hasard, une "catastrophe" issue d'une recherche qui a failli ne pas aboutir. Car réaliser un modèle de cette taille est une réussite technique et esthétique inédite. Disposant des instruments nécessaires à cette réalisation, la République tchèque a vu s'inventer la technique de Karen LaMonte dans les ateliers de Pelechov dirigés par Zdenek Lhotsky, conquis par les idées folles de la plasticienne. Véritable gestation de neuf mois, la robe se pense, se conçoit, s'invente et finalement naît d'un four fermé au terme de 80 jours de cuisson à cire perdue, sans que l'artiste ne soit jamais assurée du résultat final.
L'OPERATION SE DÉROULE en deux temps : le modèle pose d'abord nu, puis son moulage est recouvert du drapé que LaMonte fixe avec une simple laque à cheveux. Mais si la technique est fondamentale dans l'apparition de ces oeuvres monumentales, elle n'est pas au centre de ses réflexions. L'habit est là moins pour sa fonction esthétique que pour la dimension culturelle, sociale et universelle qu'il incarne sur un corps naturel, sauvage et particulier : "Le vêtement protège et renvoie à une image. Il est armure et costume, plumage et camouflage", indique la sculptrice (1). Le tissu assume d'ailleurs lui aussi une fonction extrêmement symbolique : il est le drapé classique qui recouvre la beauté pudique représentée depuis l'Antiquité. Karen LaMonte s'inscrit pleinement dans l'Histoire de l'art occidental avec cette forme féminine et sensuelle qui se montre autant qu'elle se déguise. Le vêtement est plié à la façon du maniérisme post-classique, effaçant le corps pour créer la sensualité. La forme est donc inscrite dans un monde qu'elle a durement vécu, mais appartient aussi à un lieu universel, une image topique de la beauté féminine. Une beauté qui a vieilli : elle est presque voutée, en tous cas assise et fatiguée, la peau tanée. Mais elle se dresse malgré tout dans une dignité sacrée que lui fait acquérir le verre, léger, lumineux, et poli.
HORS DU TEMPS mais engagé dans une temporalité humaine - celle du modèle, celle de l'oeuvre, celle du spectateur - le verre enferme et protège la vie dont l'artiste a su restituer l'épaisseur. Faisant accéder le modèle à l'éternité, Karen LaMonte inscrit pourtant dans sa beauté ce temps qui la rend si présente : "L'autre dimension universelle de nos corps réside dans notre condition de mortels. Les empreintes absentes à l'intérieur de ces robes (...) évoquent, à ma façon, cette immatérialité." (2) L'oeuvre de LaMonte témoigne de cette qualité du verre, matériau qui ne se laisse pas manipuler sans rechigner et qui lui demande une recherche constante pour enfin atteindre un résultat qui peut encore lui échapper. Et pourtant, il est un espace de réflexion toujours renouvelée et réserve de multiples possibles. Vivant avec la lumière naturelle, apparemment fragile et pourtant solide et massif, glacé mais emprisonnant la chaleur des modèles, il est un matériau rare dans la création contemporaine.
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Le verre libre
IGNORÉ PAR LES GRANDS CIRCUITS de la création contemporaine et oublié de certaines grandes écoles françaises, à l'instar des Beaux-Arts de Paris, l'art du verre entend bien s'exprimer pleinement aujourd'hui. Longtemps considéré comme relevant de l'artisanat, il a pu se développer à l'écart des contraintes imposées aux autres pratiques artistiques. Cette relative liberté a participé à l'émergence d'oeuvres au carrefour de l'installation, de la performance, de la poterie et de la sculpture. C'est surtout à partir de la décennie 1980, après les années du Glass movement, que l'art du verre s'est déployé dans toutes ses potentialités. Si la République tchèque en reste la terre de prédilection, pour la technique et le marché qui s'y développent, Sars-Poteries est un autre haut-lieu du verre. Important pôle de l'industrie du verre au XIXe siècle, le village a été victime de la mécanisation et a vu toutes ses usines se fermer les unes après les autres. Pourtant, le travail du verre n'avait pas dit son dernier mot, et les "bousillés", objets créés par les ouvriers avec les déchets de verre de leurs usines, ont préservé cet héritage. Oeuvres personnelles conçues à leurs heures perdues pour décorer le foyer ou divertir les enfants, ces objets sont les premiers exposés à Sars-Poterie.
C'EST EN 1967 que Louis Mériaux ouvre le musée du verre dans l'ancienne demeure du patron des verreries pour les exposer. Il y organise le premier Symposium International du verre en 1982, en écho à l'exposition du "New Glass" qui se tient alors à Paris. Les oeuvres réunies font se rencontrer des artistes et des cultures multiples, sous le regard de la nouvelle génération de créateurs qui découvre le médium. Départementalisé en 1994, le musée a poursuivi le travail de Louis Mériaux en acquérant et en diffusant un verre artistique désormais reconnu. C'est ainsi que plus d'une vingtaine de nationalités sont représentées dans la collection de Sars-Poterie, la plus riche collection publique de France. Réunissant les grands noms du verre comme Stanislav Libensky (tchèque), Antoine et Etienne Leperlier (français), Bernard Dejonghe (français) ou encore Keiko Mukaide (britannique), cette collection confronte des oeuvres minitatures à d'immenses installations, telle que Inlandsis de Michèle Perozeni, ancienne enseignante à l'ESAD (Strasbourg).
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Le verre en mouvement
EMPRUNTANT SON NOM à la nappe de glace continentale, la calotte polaire, cette oeuvre s'impose comme une sculpture monumentale où les bois de cerfs en verre s'entremêlent et ondulent sous la lumière du jour, posés sur une surface qui les réfléchit avec opacité ou suspendus dans les airs à des câbles. L'écho du végétal détourne ces formes de leur réalité pour faire naître de la couleur blanche une structure légère et vivante. Ce qui intéresse l'artiste n'est pas la reconnaissance de l'animal ou la dénonciation de la destruction de l'écosystème qu'elle fait exister, mais la lumière qui circule entre les pièces, les poétise, crée l'espace vide de ce continent vierge et déploie cette évanescence de reflets. "Quand on regarde une installation composée de multiples pièces, on perd la notion de l'élément qui la compose jusqu'à oublier qu'il s'agit de bois de caribous, explique Michel Perozeni. Je ne cherche pas à parler des rennes ou des Inuits, mon travail est dans le rien, il se niche au sein de tout ce qui est appelé à disparaître."
LA VOCATION DU MUSÉE est aujourd'hui double : diffuser les oeuvres d'une part, et aider les recherches menées par les souffleurs et les artistes à l'atelier d'autre part. Installé dans une ancienne grange en 1976 par Louis Mériaux, le lieu met à disposition des artistes qu'il accueille en résidence (en moyenne deux mois) son savoir-faire, ses souffleurs et son riche équipement : atelier à froid, fours et sableuses sur quelques 1.200 m². Lieu unique en Europe, il accompagne les projets des artistes reconnus, d'étudiants en école d'art et même d'amateurs lors de la dizaine de stages annuels qu'il organise. Réalisant des monographies ou offrant par des expositions thématiques un aperçu des grands courants de l'art du verre, le musée varie ses activités culturelles pour promouvoir un art qui ne cesse de se réinventer.
H.D.
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à Sars-Poterie le 11/01/2012
Karen LaMonte - Réflexions féminines
jusqu'au 13 mars 2012
Le Musée-Atelier départemental du verre de Sars-Poterie
1 rue du Général de Gaulle 59216 Sars-Poterie
Lun-Ven (sf mar) 10-12h et 13h30-18h
Sam et Dim 10h-12h30 et 13h30-18h
Tarif plein : 3€ / Tarif réduit : 1,50€
Gratuit -18ans
Rens. : 03 27 61 61 44
(1) Karen LaMonte, citée dans le catalogue de l'exposition "Réflexions féminines", p. 14
(2) Ibid, p. 17
Note : les dons peuvent être envoyés jusqu'au 29 février.