
silence du musée. Par une ouverture dans le mur, une poignée de visiteurs s'évadent, amusés. Pas de porte, pas de rideau, et pourtant le regard peine à distinguer quoique ce soit. Il faut s'approcher, très près, et arriver au seuil pour commencer à apprivoiser les formes et les lumières du nouvel espace qui se dessine. Les pas sont hésitants, de peur de se heurter à un mur ou à un autre visiteur tant la profusion des miroirs autour de soi, par la démultiplication des formes et l'évanouissement des frontières qu'elle produit, condamne au tâtonnement et à l'errance le spectateur devenu acteur malgré lui. L'embarras n'a cependant rien d'anxiogène tant l'expérience ressuscite les plaisirs ressentis dans un palais des glaces de fête foraine. Les sculptures arrondies rouges pop et les gros pois blancs couvrant sols, murs et plafond qui se sont installées au Centre Pompidou pour cette exposion consacrée à l'artiste Yayoi Kusama achèvent de créer une atmosphère euphorisante, psychédélique et survitaminée qui incite à se saisir de l'oeuvre de manière ludique. On joue donc à tester les limites - ou plutôt l'absence de limite - de la pièce kaléidoscopique ; on s'amuse de cette sensation d'infini dans laquelle l'installation nous immerge ; on sourit aux dizaines de répliques de soi reflétées et agitées au gré de cette machine optique, dans une ronde malhabile, baroque et malicieuse.
de mort émane de chaque création de Kusama, l'enjeu de cette rétrospective est de redonner un sens et une cohérence originels à cette oeuvre monumentale née au lendemain d'Hiroshima et semée de petits cailloux blancs - les "dots" - que le visiteur devra patiemment récolter pour découvrir les infinis réseaux de sens que Kusama a su tisser entre toutes ses créations artistiques.
toutes ses obsessions. Supports de ses folies, les "dots" font l'objet d’une véritable mythification qui réactive sans cesse ce souvenir d'enfance, expérience primitive au cours de laquelle l'enfant hallucinée, assise à la table de la cuisine, voit le monde se couvrir de points : "Un jour, après avoir vu, sur la table, la nappe au motif de fleurettes rouges, j'ai porté mon regard au plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme sur celle de la poutre, s'étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l'univers en seront pleins ; moi-même, je m'acheminerai vers l’auto-anéantissement, vers un retour, vers une réduction, dans l'absolu de l'espace et dans l'infini d'un temps éternel."
ses amis se fondent dans un monde grêlé. Photographiée, une tasse de thé à la main près d'une chaise et d'un sac, sur fond blanc, le tout moucheté de gros pois noirs, Kusama, ainsi oblitérée, devient semblable aux objets alentours. Disparue, devenue décor au même titre qu'un arbre, elle parvient à s'annuler, à s'absenter du monde.
terrorisée par le corps masculin, exorcise cette peur par sa mise en forme, sa mise en art. Les meubles, les vêtements, les valises, les chaussures et même un bateau se hérissent alors de phallus rabougris, tordus comme autant de champignons pullulant à la surface du monde. Le vide se remplit et étouffe, les valises s'ouvrent et débordent de phallus grouillant comme des vers de terre.
consciente du caractère scabreux que certains prêtent à son travail. A l'heure où l'Amérique voit émerger le féminisme et la libération des mœurs, elle s'empare donc de la nudité comme d'un instrument politique pour éveiller les mentalités et opérer ce qu'elle appelle un "remue-ménage". Son combat féministe ira même jusqu'à proposer en 1968 un Fashion show dont les créations libèrent les attributs sexuels du carcan du vêtement. Kusama aménage des fentes, des ouvertures à travers lesquelles apparaissent les seins et le sexe des mannequins dont elle fait systématiquement partie. Les photographies qui présentent ce show la montrent en effet toujours au premier plan. Elle occupe aussi la première place lors des happenings contestataires comme l'Anti Vietnam war happening. Kusama conçoit son corps et son image comme un support artistique, un instrument de dénonciation mais aussi un outil de communication - au risque d'une apparente contradiction : les photographies et les collages de la série Self-obliteration présentent une perpétuelle mise en scène de celle qui voulait, plus jeune, s'effacer du monde.
Toshiba à gros pois rouge signés Kusama. Une autre forme de dissolution de soi, en étant partout pour mieux être nulle part.


