Avant le crépuscule
Le plateau de Bandiagarra au Mali est un espace protégé, en marge des grands empires, qui a longtemps servi de refuge à des groupes refusant de renoncer à leurs pratiques animistes pour se convertir à l'Islam. Les Djennenké, "gens de Djenné", les Mandé ou les Bombou Toro sont autant de communautés qui forment la mosaïque Dogon. De cette diversité est née un véritable foisonnement culturel dont témoignent de nombreux objets - statues, masques, mobilier - exposés au musée du Quai Branly jusqu'au 24 juillet. Une leçon d'ethnologie.
La figure hermaphrodite aux bras levés Djennenké qui trône habituellement à l'entrée du musée se trouve cette fois-ci au terme de l'exposition. Cette pièce, imposante par sa taille (2,10m) et par la richesse de son ornement, apparaît en majesté ; l'association d'attributs féminins (poitrine) et masculins (pénis, barbe) renvoie à un idéal d'harmonie. Le déplacement de ce chef-d'oeuvre mystérieux acquis en 2004 par le musée lui confère le statut de synthèse de l'art Dogon. Et c'est à une véritable fabrique de l'ethnologie que convie Hélène Leloup, commissaire de l'exposition : familière du marché de l'art et grande lectrice de comptes rendus d'expédition, elle a tenu à souligner le rôle joué par les ethnologues français dans la découverte du pays Dogon. L'expédition du lieutenant Louis Desplagnes (1871-1914) en 1904-1905 apparaît ainsi comme un moment fondateur qui dépasse déjà l'exotisme en vogue dans la métropole coloniale. Dans le catalogue, la commissaire décrit Desplagnes comme "
un grand explorateur, honnête et sensible, comme il y en a eu peu". Son attitude contraste avec l'image que l'on se fait du pilleur de tombes : "
Lui et son escorte se comportent avec respect envers tous, sans prendre ce que les gens refusent de vendre." Parmi ses découvertes, l'auvent de Songo - aussi appelé "auvent Desplagnes" - est un ensemble de peintures rupestres destiné à l'éducation des jeunes circoncis. Photographies d'époque et fragments de roche peinte ramenés à Paris laissent entrevoir des éléments d'un rituel essentiel pour la transmission du savoir de la communauté. Le récit documentaire que Desplagnes écrit à son retour,
Le Plateau central nigérien (1907), est encore aujourd'hui considéré comme un document précieux pour l'étude de ce qui n'est à l'époque qu'un recoin perdu du Soudan français.
Loin des fantasmes de l'Allemand Leo Frobenius qui, après Desplagnes, traverse le plateau à la recherche de l'Atlantide, Marcel Griaule (1898-1956) commence en 1931, à l'occasion de la mission ethnographique Dakar-Djibouti, une étude approfondie de la culture Dogon. Les masques anthropomorphes ou zoomorphes présentés ici ne couvrent pas les soixante-dix-huit catégories répertoriées par Griaule dans sa thèse, mais donnent une bonne idée du style et des matériaux utilisés. Témoin, un masque kanaga qui tient une place particulière par sa relation avec le savoir des initiés dispensé grâce aux peintures rupestres. Pour les non-initiés, la figure en forme de croix qui surmonte le masque représente une espèce de colombe des marécages, alors que pour les détenteurs du savoir les branches orientées vers le ciel et la terre reliées par la hampe centrale évoquent l'unité du cosmos. Le film de Jean Rouch,
Le Dama d'Ambarra (1974), sort ces artefacts de la fixité aseptisée du musée : les images colorées commentées par le réalisateur de
Moi, un noir (1958) immergent pour un temps dans une cérémonie qui n'est pas encore un spectacle folklorique. La mise en scène du regard ethnographique est très certainement à mettre en relation avec la personnalité d'Hélène Leloup, qui se place dans la lignée des explorateurs qu'elle révèle au grand public. Sa découverte du pays Dogon, qu'elle raconte dans le catalogue, n'a rien à envier aux récits du siècle dernier : "
Je m'étais mariée avec Henri Kamer avec l'idée de voyager, et je l'accompagnais pour trouver de beaux objets. Nous partîmes avec un 4x4 de l'armée américaine (bien révisé) pour un long périple établi avec une carte Michelin. Nous connaissions à peine le nom des populations et leurs objets, aperçus à travers les vitrines du musée de L'Homme."
Le plateau n'est pas un lieu hors du temps. Les sculptures Niongom (XVe-XVIe s.) qui épousent la forme de la branche côtoient les figures stylisées Bombou-Toro (XVIIIe-XXe) et ces mystérieux personnages Kambari, la tête dans les mains, qui comémorent peut-être une sécheresse catastrophique. Pourtant, de la statuaire aux objets du quotidien se donne à voir la permanence du sacré sur le plateau de Bandiagarra. La patine "croûteuse" de certaines statues, conséquence de multiples sacrifices, rejoint finalement les figures sculptées sur la porte d'un grenier en vue de protéger la récolte des voleurs. Le travail de la matière n'a jamais une fonction purement ornementale : l'appuie-tête du hogon (chef spirituel) et le tabouret du tisseur ont une signification sociale autant que religieuse. L'Occidental verra d'abord la beauté plastique, alors qu'il s'agit essentiellement d'efficacité. D'ailleurs, si tous ces objets ont pu être acquis par des musées ou des collectionneurs, c'est avant tout en raison d'une désaffection des cultes animistes, accélérée au XXe siècle. Contrairement à d'autres régions d'Afrique, ici, les missionnaires chrétiens ne sont pas responsables de la lutte contre le "fétichisme". L'influence musulmane, déjà ancienne dans la région, a amené les convertis à se
débarrasser des objets de culte et à rejeter leurs pratiques anciennes, comme en témoigne cette anecdote rapportée par la commissaire : "
Un jour, après avoir parcouru des kilomètres pour trouver un forgeron réputé auquel je voulais montrer des photos d'objets dont je pensais qu'ils appartenaient à son ancien atelier, j'obtins pour toute réponse que, devenu un 'vrai croyant', il ne voulait pas pécher en discutant de ces idoles."
Comme les masques qui appartiennent à un contexte particulier, les statues sont associées à la parole magique et aux rites qui leurs confèrent leur pouvoir. De même que l'étymologie du mot texte (textus, "le tissu") trace un parallèle entre textile et écriture, le tissage chez les Dogon est associé au langage. Un même héros, Nommo, aurait enseigné ces deux techniques, et la première parole se confondrait avec la première bande de coton fabriquée. Cette parole qui tisse des liens entre les membres d'une communauté ne retrouve également dans l'architecture des
togu na, lieux de réunion qui, du fait de leur hauteur (140 cm), favorisent la position assise et donc la discussion posée. Quelques villages organisent encore des sorties de masques à l'occasion d'une levée de deuil (
dama). Mais cette fidélité à la coutume est de plus en plus rare, et c'est le plus souvent aux touristes que s'adressent aujourd'hui les danses. La grande fête du Sigi a lieu tous les soixante ans et Marcel Griaule, comptant neuf grands masques commémorant ces cérémonies dans le sanctuaire d'Ibi, fait remonter ses commencements au XIVe siècle. Le prochain Sigi est prévu pour 2027. Mais comme l'indique Lassana Cissé dans le catalogue de l'exposition, "
de l'avis de certaines vieilles personnes soucieuses de la conservation de la tradition des masques", cette cérémonie semble déjà compromise. Comme les Tellem - dont le nom signifie "les gens d'autrefois" - qui ont disparu ou se sont assimilés, les habitants actuels du plateau s'adaptent à la situation qui leur est donnée.