LES MAJESTUEUX CÈDRES JAPONAIS semblent flotter au milieu d'une mer vert tendre. Ici, la mousse recouvre tout de son manteau fragile, si prisée des temples bouddhistes japonais pour la tranquillité et la quiétude qu'elle procure. Ouvrir grand les yeux pour ne pas en perdre une miette. Au détour d'un tronc, baisser le regard et découvrir une petite statuette de pierre au visage enfantin, lisse et malicieux, allongée sur le ventre, les pieds relevés. Jizo, figure bouddhiste protecteur des enfants, sourit aux visiteurs, confortablement installé sur la mousse délicate parsemée de feuilles mortes. Le temple bouddhiste Sanzen-in, qui se trouve à Ohara, petite ville de campagne au nord-est de Kyoto, offre une promenade hors du temps et aux mille et un trésors, pour qui sait regarder. – Par Adeline Gros
INTRODUIT AU VIe SIECLE par des missionnaires chinois et coréen, le bouddhisme a vite trouvé une place de choix parmi les hauts dignitaires de la société japonaise, qui l'ont utilisé comme outil de centralisation du pouvoir et de cohésion du peuple. À tel point qu'il est devenu la religion d'État durant le VIIIe siècle. Mais la transition vers le bouddhisme a été mouvementée, en raison de la présence d'une religion indigène oscillant entre shamanisme et animisme que l'on nomma shinto pour la différencier de la philosophie étrangère et importée, appelée bouddhisme. Malgré les innombrables tentatives pour séparer les deux cultes, elles restent, encore de nos jours, intimement liées et intrinsèquement complémentaires. Ainsi, il n'est pas rare de croiser une iconographie bouddhiste dans un sanctuaire shinto. Inversement, on trouve des torii (portique marquant l'entrée d'un sanctuaire) dans l'enceinte de temples bouddhistes. "Les Japonais naissent shinto et meurent bouddhistes" résume avec concision et justesse Ian Reader dans Religion in Contemporary Japan (1).
– Jardin de mousse
CE SYNCRÉTISME d'une complexité sans égal provient en partie du prêtre Saisho qui a importé de Chine en 806 une école spécifique du bouddhisme, le Tendai, dont il a créé le centre sur le Mont Hiei au Nord-Est de Kyoto. Le Tendai réussit à réconcilier le shinto et le bouddhisme en affirmant que les kami sont autant de manifestions de Bouddha, guidant les humain vers l'éveil, et reste de nos jours une des branches les plus populaires du bouddhisme au Japon. L'histoire du temple Sanzen-in remonte à la même période. L'emplacement a été choisi par Saisho lui-même pour servir, à l'origine, d'ermitage. Aujourd'hui, il prend la forme d'un grand complexe avec plusieurs bâtiments et jardins, et porte le titre de monzeki, qui signifie que des membres de la famille impériale y ont effectué leurs classes pour devenir prêtre. Trente-deux membres de la famille impériale ont été à sa tête.
LE PLUS VIEUX BÂTIMENT, le Ojo-Gokuraku-in ou "temple de la renaissance au paradis", se dresse au milieu du jardin de mousse, caché par les troncs immenses des cèdres et abrité par le feuillage rougeoyant des érables. Construit en 985, il possède en son coeur un joyau d'une valeur inestimable : une représentation de la triade amidique, classée Trésor National par le gouvernement japonais. Cette sculpture, datant de 1148, faite de bois et recouverte de feuilles d'or, représente un bouddha (nommé Amida) en son centre, accompagné de ses deux assistants, Kannon à gauche et Seishi à droite, incarnant respectivement la compassion et la sagesse. La foule se tasse ici, dans cette petite structure de bois, pour prier et admirer la sculpture qui luit dans la pénombre de la salle, dans le silence.
– Exhubérance des érables
ON DIT QUE KANNON est le Bodhisattva le plus populaire et le plus adoré en Asie. De sexe féminin au Japon, elle atteint le nirvana, l'éveil ultime mais reporte son accession au statut de Bouddha pour aider les humains à obtenir le Salut, devenant ainsi l'incarnation bouddhiste de la compassion. En haut de l'escalier de pierres, derrière le jardin de mousse, le temple Kannon-do héberge une statue dorée du Bodhisattva. Mais la notoriété de cette figure est palpable quelques mètres plus loin sur la droite, dissimulée derrière des branchages. De gigantesques présentoirs se tiennent là, logeant près de 17 000 statues miniatures à l'effigie de Kannon, une pour chaque voeu et prière exaucés, comme si tout l'espoir du monde était réuni en un seul et même endroit.
LE SANZEN-IN n'est pas seulement un lieu de recueillement et de prière ; les amoureux de la nature et les flâneurs y trouvent aussi leur compte. Il faut oublier la brochure du temple et se laisser guider par les chemins graveleux. Le pont vermillon qui enjambe la rivière Ritsu semble anodin mais après quelques secondes d'attente, le vent se met à souffler, soulevant les feuilles mortes dans un tourbillon de couleurs automnales, le soleil perçant çà et là le feuillage encore vert. L'austérité des troncs des cèdres, immenses et droits, contrastent avec l'exhubérance des érables touffus, oranges et rouges. La nature dans sa beauté la plus sauvage.
– Bol de thé vert brûlant
MAIS LE SANZEN-IN révèle également la force et la volonté créatrices de l'homme, domptant les éléments et maitrisant les espèces végétales. Ainsi, les portes coulissantes du bâtiment principal (Kyakuden ou Hall des Invités) s'ouvrent sur un jardin de contemplation (Shuheki-en ou "jardin qui rassemble le vert") attribué au maître du thé Kanamori Sowa. Assis sur les tatamis, un bol de thé vert brûlant à la main, le jardin s'admire d'un point fixe, contrairement au jardin de mousse dans lequel il faut déambuler pour l'apprécier pleinement. Ici, buisson, étang, cours d'eau, mousse, pierre, pagode, chaque élément, naturel ou non, trouve sa place dans un ensemble harmonieux où le temps semble avoir arrêté sa course. Les différentes nuances de vert sont accentuées par les tapis écarlates disposés sur la plateforme de tatamis et par les érables rougeoyants dont l'éclat perfore la haie qui délimite le jardin. Bien que les visiteurs soient nombreux à affluer pour admirer la vue, il règne un silence médiatif et une sérénité presque palpable.