COMME DANS LA MAJORITÉ des lieux sacrés au Japon, il faut enlever ses chaussures avant d’entrer. Les pieds glissant sur les lattes cirées du couloir, le Hojo, bâtiment principal du temple bouddhiste zen Tofuku-ji, accueille les visiteurs au son du parquet rossignol. Destiné à prévenir les intrusions, chaque pas émet un léger couinement semblable au chant de l'oiseau. Anciens quartiers des chefs religieux établis à l'origine en 1235, le Hojo actuel date de 1890, reconstruit suite à un incendie accidentel. La rénovation des jardins a été confiée en 1939 à un certain Mirei Shigemori. Une alliance harmonieuse entre simplicité du zen et abstraction de l’art moderne. – Par Adeline Gros
LES JARDINS ZEN DE MÉDITATION sont légion au Japon, et particulièrement à Kyoto avec ses quelque 1600 temples bouddhistes. Mais ceux du Tofukuji sont uniques : ils encerclent les quatre côtés du Hojo, disposés aux quatre points cardinaux dont ils portent chacun le nom. L'imposant jardin du Sud est celui qui frappe en premier la vue et l'esprit. Il suffit de tendre l'oreille pour entendre les exclamations spontanées des Japonais : "Sugoi !" ("Génial !") D'immenses pierres reposent là, allongées sur un tapis de graviers blancs tourbillonnants, ratissés avec soin, semblables à des îles dont le rivage ondulerait sous la houle. Puisqu'un jardin zen se veut une représentation miniaturisée de la nature même, l'asymétrie prédomine, détails et éléments se dévoilant au fur et à mesure de la déambulation. Plus à l'ouest se dessinent cinq buttes de mousse, symbolisant les cinq temples sacrés de la secte bouddiste Rinzai, à laquelle le Tofukuji appartient. Le tapis de graviers ratissés çà et là en cercle semble se mouvoir, contrastant avec l'inertie et l'immobilité des pierres couchées. Car chaque composant d'un jardin zen traditionnel représente un élément naturel : les graviers pour l'eau, la mousse pour la terre, les rochers pour des îles, des montagnes - souvent des lieux lointains décrits dans la mythologie bouddhiste - ou des animaux. Shigemori a gardé ces éléments intacts. Il apporte en revanche dynamisme et hauteur en choisissant des pierres de taille imposante qu'il dispose à la verticale, créant une rupture avec les jardins zen traditionnels qui préfèrent de petits rochers horizontaux.
– Autodidacte
AVANT DE CONCEVOIR DES JARDINS, Mirei Shigemori a d'abord pratiqué l'art de la cérémonie du thé (chado) et de l'arrangement floral (ikebana), ainsi que la peinture de paysage traditionnelle japonaise (nihonga). Le typhon meurtrier de 1934 a marqué un tournant décisif dans sa carrière en tant que designer de jardins. Craignant que de telles œuvres soient à nouveau détruites sans laisser de trace, il entreprend alors un recensement précis et documenté des jardins les plus importants du pays. Un travail de trois années, durant lesquelles il mesure, analyse, photographie et esquisse plus de quatre cents d'entre eux. En 1938, il publie l'encyclopédie Illustrated Book on the History of the Japanese Garden, dont les vingt-six volumes témoignent du savoir acquis et des connaissances approfondies nécessaires au lancement de sa carrière. Cette autodidaxie controversée marque le refus de Shigemori d'imiter un maître ou d'appartenir à une école spécifique, moyen courant et usuel d'apprendre les arts et l'artisanat traditionnels au Japon, et lui apporte le recul indispensable pour renouveler le genre du jardin zen japonais.
CRÉER UN JARDIN MODERNE, en apprenant des anciens. Cette approche unique en son temps reflète la tension qui existait alors dans l'art, une confrontation entre l'influence de la modernisation venue de l'Occident suite à l'ouverture du pays en 1868 et le refus de voir les traditions japonaises s'effacer au profit d'un tel changement culturel. Tout le génie de Shigemori réside ici, dans cette capacité à ne choisir aucun des deux bords, mais à retenir la quintessence du jardin conventionnel japonais - le pouvoir ancestral attribué à la nature - tout en apportant une touche de modernisme occidental. L'avant-gardisme de l'artiste se dévoile dans le jardin du Nord. Sur la mousse vert tendre et profond reposent des dalles blanches carrées, provenant des fondations de la porte du Hojo, disposées en échiquier irrégulier dont le motif s'espace alors que le regard se déplace plus à l'est. La géométrie qui en découle, associée aux couleurs intenses, rappelle la vivacité des tableaux d'un Paul Klee. Le contraste entre la mousse délicate et brillante et les pierres rugueuses et identiques crée une rupture avec les conventions, mais l'harmonie qui s'en dégage, notamment grâce au mur végétal fait de buissons ronds et de feuillage rougeoyant en automne, demeure intacte.
– Représentations du monde
UNE RUPTURE DANS LES MATÉRIAUX CHOISIS que l'on peut également observer dans le jardin de l'Est, composé de sept piliers anciennement employés comme fondations du temple. Disposés sur un parterre de graviers ratissés, ils forment la constellation de la Grande Ourse. Fondamentale dans l'astrologie bouddhiste, elle est au centre de rituels pour prévenir les catastrophes et assurer longévité et bonne santé. La constellation était également utilisée, avant les signes du zodiac, pour prédire l'avenir d'une personne, basé sur l'étoile qui dominait les six autres au moment de sa naissance. Comme le jardin de l'Est se trouve à l'entrée du Hojo, une autre interprétation est possible. Les piliers disposés sur le tapis de graviers, représentant l'eau dans la tradition des jardins zen, rappellent le récipient en bambou au long manche utilisé pour se purifier les mains et la bouche avant d'entrer dans un temple bouddhiste ou un sanctuaire shinto. Dans les deux hypothèses, on retrouve le profond attachement de Shigemori pour les traditions ancestrales et religieuses.
TOUT COMME EN TÉMOIGNE le jardin de l'Ouest. Des buissons d'azalées taillés en carré, plantés le long de tapis de graviers, eux-mêmes carrés, reflètent une ancienne manière de diviser la terre entre paysans et aristocrates en Chine, entre le IXe siècle et le IIIe siècle avant Jésus Christ. Dans le système féodal de l'époque, une portion de terre carrée était séparée en huit sections égales appartenant à huit familles de paysans. La portion du milieu, la neuvième, était commune et la production agricole récoltée revenait au seigneur. La symétrie et les formes géométriques qui ressortent de ce jardin qui, de plus, se colore de fuchsia au printemps, témoignent une nouvelle fois de la rupture de Shigemori avec les traditions du passé tout en gardant un thème fort qui rend hommage à l'Empire de Chine, dont l'influence sur la société japonaise est de nos jours encore visible.