LA VUE DE CETTE FEMME BLONDE en robe noire, de dos, ouvrant une porte sur un espace qui semble infini est l'une des images les plus célèbres de L'Avventura. À tel point qu'elle a servi d'affiche officielle pour le Festival de Cannes 2009, ce même festival où Michelangelo Antonioni, le réalisateur, remporta la Palme d'or avec Blow-Up, en 1967. Dans L'Avventura, à l'horizon dégagé qui s'ouvre devant la femme répond les contraintes, tant formelles que scénaristiques, que vont imposer le cinéaste comme empreinte radicale de sa modernité.
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Par Brice Thalien
APRES AVOIR TOURNÉ des documentaires dans les années 1940, Antonioni réalise son premier long métrage en 1951, Cronaca di un amore (Chronique d’un amour), qui annonce ses choix esthétiques. Ces derniers s'imposeront en 1960 avec L'Avventura, qui cristallise les enjeux du cinéma tel que l'envisage le réalisateur. Dans un entretien accordé au quotidien La Stampa, en juin 1963, il déclare à ce sujet : "Voir, pour nous [réalisateurs], c'est une nécessité […], le problème est de saisir une réalité qui mûrit et se consume, de proposer ce mouvement, cette chose en train d'arriver, de se poursuivre, comme une nouvelle perception."
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Fantômes
VOICI DONC ANNA (Léa Massari), une Italienne issue de la bourgeoisie qui rencontre des difficultés avec son compagnon Sandro (Gabriele Ferzetti). Alors que le couple se rend sur une île déserte en compagnie de quelques amis, Anna disparaît. Voilà qui remet en question le schéma classique de l'intrigue cinématographique : la protagoniste du film, qui en apparence portait en elle tout le sens du récit, s'évapore, faisant disparaître avec elle tous les signes de l'histoire. Ce parti pris vaudra d'ailleurs à Antonioni d'être hué lors du Festival de Cannes, en 1960, le public et la critique jugeant le film absurde.
IL Y A POURTANT BIEN une trame narrative, construite comme un film noir à l'envers : au lieu d'engendrer une enquête qui chercherait à découvrir la clé du mystère, la disparition d'Anna devient prétexte à une autre histoire, latente et cachée. Ce n'est pas la recherche qui fait système en s'imposant comme ce qui constitue l'enjeu du scénario. Au contraire, la visée du film est plus subtile, cachée ; elle se trouve dans les personnages qui restent. Ce n'est pas la solution au problème qui intéresse Antonioni, mais bien plutôt les questions et la quête intérieure des personnages désorientés, indécis et instables. C'est la perte du sens qui constitue le sens même du film et lui confère sa nouveauté, sa modernité.
ON DEVINE DANS LE CINEMA d'Antonioni la même démarche que celle de Robbe-Grillet ou de Nathalie Sarraute vis-à-vis du roman. Le réalisateur redéfinit les codes du cinéma en y enlevant ce qui jusqu'alors en était l'essence même : l'intrigue, voire les personnages. Cette démarche est celle d'un homme moderne, qui veut agir de façon nouvelle. En 1960, lors d'une interview en France pour la présentation de L'Avventura, le cinéaste déclare d'ailleurs qu'il aime non seulement les "choses" modernes mais aussi et surtout les mœurs modernes, affichant ainsi sa volonté de changement par rapport aux schémas de pensées prédéfinis par des autorités comme l'Eglise en Italie.
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Cinéma direct
LES CHOIX FORMELS d'Antonioni témoignent de la perte de sens des personnages qui errent dans ses films. Dans Chronique d'un amour (1951), le réalisateur use du plan séquence, héritage du cinéma néo-réaliste, pour faire apparaître la vérité dans toute sa simplicité, sans chercher à cacher quoi que ce soit. Aussi Antonioni définit-il son cinéma comme un dérivé du cinéma néo-réaliste : c'est le "cinéma vérité" ou "cinéma direct" qui recherche une objectivité absolue.
À LA SUITE DE L'AVVENTURA, l'image et le son seront d'ailleurs épurés dans les films d'Antonioni, tout comme les intrigues. Ici, trois décors se succèdent, qui témoignent de la désolation intérieure des personnages. L'île du début du film, rocheuse et inhabitée, paraît étrangère à l'homme. C'est sur cette île que va se perdre Anna, que la météo va se dérégler : le vent et la pluie vont rendre les lieux d'autant plus austères et hostiles. Le village aux rues géométriques dans lequel Sandro et Claudia, la meilleure amie d'Anna, cherchent la jeune femme, est désert. L'église vide y devient symbole de la perte de la foi. De même, à la fin du film, l'hôtel est le lieu où Claudia et Sandro, qui finiront par former un nouveau couple, vont errer et s'ennuyer chacun de leur côté. Ces décors aussi dépouillés que l'intrigue participent à un malaise diffus, qui touche les personnages autant que les spectateurs. A l'aide de la caméra qui suit les acteurs et des longs silences qui s'ensuivent, Antonioni veut suggérer leurs pensées et sentiments sans rien affirmer. L'image en dit plus que n'importe quelle parole, le geste compte autant que le discours.
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Politique de la contrainte
POUR ANTONIONI, nulle place à l'improvisation : il s'agit de limiter à tout prix le champ de liberté des acteurs. Ils doivent arriver sur le plateau sans connaître tous les tenants et les aboutissants de l'histoire et du rôle qu'ils y jouent afin d'être le plus naturels possible, dépourvus de toute réflexion sur la condition et l'évolution des personnages qu'ils incarnent. Le cinéaste n'est pas loin de considérer ses acteurs comme des objets, des êtres excluant toute pensée. Dans L'éclipse (1962), Monica Vitti agence des objets derrière un cadre. Par cette analogie, Antonioni montre le pouvoir qu'il a sur les acteurs, qu'il place comme il le souhaite dans l'espace délimité par la caméra. Dans Blow-up en 1966, le personnage du photographe joué par David Hemmings pourrait d'ailleurs être la transposition même d'Antonioni : à l'abri derrière son objectif, attentif au moindre instant à immortaliser, il dirige les mannequins lors de séances photos. Et c'est ce métalangage cinématographique qui constitue l'intrigue dans L'AVVENTURA.
PARADOXALEMENT, alors qu'Antonioni épure la dramaturgie, il la rend plus complexe dans la mesure où c'est au spectateur de chercher à comprendre, de recréer une tension narrative, de chercher des réponses éventuelles. En refusant d'imposer une intrigue et des images claires, le cinéaste rejette la violence exercée par les images publicitaires, alors en plein essor. C'est là une forme d'acte anti-fasciste pour celui qui a été marqué par la Seconde Guerre mondiale. Cette démarche intellectuelle du "non-dit" prend une portée politique. La contrainte qu'Antonioni impose à ses films est, en fin de compte, une libération de l'image. Rien n’est offert directement, tout est suggéré. Avec la conviction, formulée par Barthes à propos d'Antonioni, "que le sens ne s'arrête pas grossièrement à la chose dite, mais s'en va toujours plus loin, fasciné par le hors-sens."
B. T.
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à Paris, le 29/07/2012
CET ARTICLE FAIT PARTIE DU DOSSIER "CONTRAINTES"