Oeuvres d'or
Des sarcophages de l'Égypte antique aux tableaux de Gustav Klimt, sans oublier les ciels dorés des icônes byzantines ou les églises baroques, la soif de l'or est plus qu'un motif : une marotte de l'Histoire de l'art. Relégué dans l'ombre par les avant-gardes du XXe siècle, le métal précieux séduit à nouveau les artistes contemporains sous de nouvelles formes, comme le montre une anthologie de Gérard-Georges Lemaire et Anne-Marie Charbonneaux récemment publiée chez Flammarion. A travers peintures, sculptures ou performances actuelles, c'est l'ambivalence éternelle de l'or dans les oeuvres d'art, entre respect sacré et dénonciation impertinente, qui se joue.
Des toiles recouvertes de minces feuilles d'or superposées les unes sur les autres, attirant la lumière, la reflétant, captant les regards : les
Monogolds d'Yves Klein (1959-1962) comptent sans doute parmi les travaux contemporains qui expriment le mieux la fascination des artistes pour l'or. Si quelques toiles du peintre sont tapissées tout entières de ces feuilles, d'autres jouent sur les effets de décalage, que ce soient des fleurs et un cercle bleu pour
Ci-gît l'espace (1960), destinés à faire ressortir la splendeur du métal doré, ou de fragiles bulles d'or pour magnifier un panneau brut -
Frémissements (1960). L'or apparaît dès lors comme la couleur idéale : celle qui peut ennoblir la toile et le geste de l'artiste, tout en éblouissant l'oeil du spectateur. Témoin éclatant,
La Colonne de Cartier d'Alessandro Mendini : un cylindre recouvert d'or pur, de plus de deux mètres de hauteur, abritant dans ses nombreuses rainures les plus belles pierres précieuses de la maison Cartier.
Cet attrait pour l'or tient de la croyance qu'il sublime tout ce qu'il touche, que ce soit un rameau desséché -
Raïssa d'Emmanuel Regent (2007) - ou une branche d'arbre mort -
Winter Sculpture de Lorna Mcintyre (2009). De même pour les poteries de Franck Scurti dans
Empty Worlds, série B (2009) : les vases, jarres et pots distordus, défigurés par une ceinture de cuir qui les encercle chacun étroitement, sont parés d'une délicate feuille d'or appliquée à l'intérieur de chacun. Ils quittent de cette façon leur statut de productions artisanales malmenées - puisqu'on leur a littéralement serré la ceinture - pour atteindre le rang d'objets d'art.
Un pouvoir de l'or qui dépasse les pièces qu'il habille, comme pour
Golden Lights Displaying your Name (2008) : Jonathan Monk a doré à la feuille d'anciens rails de tramway pour en faire le point de départ d'une métamorphose à grande échelle. "
Je veux que les gens, en marchant dessus, emportent un peu d'or qu'ils disperseront ensuite à travers la ville."
En filigrane, c'est l'idée que la transmutation de l'or dote les oeuvres d'une dimension spirituelle. Un geste artistique qui s'inscrit dans la tradition historique, puisque les Égyptiens de l'époque antique assimilaient l'or au soleil et, de ce fait, au dieu Râ ; et, dès l'époque du monde paléochrétien, l'or était le support permettant de figurer le Ciel. En écho, lorsqu'il conçoit en 2007
La Porte fausse à Nice, Sarkis voit en ce lieu paré de marbres de toutes les couleurs, au plafond doré à l'or fin, une ouverture vers d'autres mondes. De même pour le monumental portail de chêne
Arch of Triumph (2008) que Mircea Cantor a recouvert de feuilles d'or, le considérant comme "
une porte ouverte sur un espace idéal, sur un monde de rêve". Quant à Matthew Barney, il utilise l'or, le lapis-lazuli ou le plomb comme autant d'ingrédients d'alchimiste pour revêtir les oeuvres d'une aura archaïque et sacrée, à l'instar d'
Isis and Osiris (Silver Edition) (2008) : sur un vieux numéro du
Time Magazine représentant Marilyn Monroe, un scarabée bleu tient entre ses pattes un soleil d'or. Ainsi dialoguent, de façon syncrétique, les icônes du présent et les divinités du passé.
L'or est-il capable de transformer tout objet du quotidien en art ? C'est bien le propos de NasanTur, avec
Public Sculptures (2008-2010) : de petites "sculptures publiques", faites à partir de déchets ramassés dans la rue, assemblés en formes abstraites et plaqués d'or pur, sont ensuite abandonnées dans un lieu public et filmées jusqu'à ce qu'un passant, attiré par leur éclat, ne les emporte. Ce qui était rebut redevient objet de désir ; à chaque fois, la puissance de l'or est confirmée. Mais la versatilité de l'esthétique humaine également, comme le montre l'installation par Hubert Duprat d'un élevage en aquarium de larves de papillons aquatiques : les insectes utilisent paillettes d'or, perles et pierres précieuses pour en faire leurs cocons avant de les abandonner, laissant des étuis scintillants de pierreries et d'éclats d'or, simples éléments utiles pour les bestioles, précieux fourreaux pour nous. C'est alors qu'un jeu sur les valeurs peut s'engager, comme le fait Evariste Richter avec son
Lingot mort (2007). En insérant un plomb de chasse dans son étalon-or, l'artiste salit le matériau précieux ; mais le lingot dénaturé accède, en même temps, au rang d'oeuvre d'art. Ce mouvement de dévalorisation-revalorisation transparaît aussi dans la performance de San Keller,
Give and Take (2005/2006) : durant quarante jours, Keller a récolté quotidiennement un gramme de poussière dans les rues
du Caire. Il a ensuite fait peser la poussière récoltée et acheté l'équivalent en poussière d'or, qu'il a soufflée au-dessus des toits du Caire. Et une fois rentré chez lui, l'artiste a fait sérigraphier quarante feuilles de papier incluant chacune un gramme de poussière du Caire. L'or acquis s'est éparpillé dans la poussière de l'Egypte, et la poussière récoltée est devenue objet précieux.
Solex doré à l'or fin par Présence Panchounette (
Le Vrai Classique du vide parfait, 1989) mais aussi poubelle (
Dream, 2004) ou caddie (
Ela 75K, Plumpity…plump, 2000) recouverts de feuilles par Sylvie Fleury... Autant d'exemples de l'ironie du procédé, tout comme le kitsch de certaines réalisations - sans doute l'héritage de l'accumulation des ors baroques. Jan Fabre s'en est fait le spécialiste, lui qui entrepose au Louvre, devant une
Déposition pleine de pathétisme, un agneau d'or surmonté d'un petit chapeau de fête et d'un noeud autour du cou (
Sanguis Sum, 2001). De même avec l'étrange
Siren de Marc Quinn (2009, or 18 carats), représentant le corps contorsionné de Kate Moss en sous-vêtements, comme un écho aux idoles des temps antiques - on pense aux statues chryséléphantines de Phidias dans la Grèce Antique. C'est ainsi que, progressivement, l'ironie cède le pas à la satire, et que l'éclat de l'or s'attenue. Ainsi de
Cry me a River (2009, cuivre plaqué or) de Stefan Nikolaev, que la critique Iara Boubnova décrit comme "
la réplique exacte d'un distributeur de billets galvanisés en or 24 carats [qui] devient l'autel clinquant d'un culte addictif"
. De même pour
War (2007) de Subodh Gupta : le mot "Guerre" apparaît gravé sur un poids d'un kilo 24 carats, pour rappeler que l'or peut aussi tuer. Mais, paradoxalement, c'est l'une des premières séries d'oeuvres contemporaines présentées dans l'ouvrage d'Anne-Marie Charbonneaux et Gérard-Georges Lemaire qui avance peut-être avec le plus d'insistance cette idée : les
Gold Paintings de Rauschenberg, réalisés en 1953, juxtaposent la feuille d'or à des matériaux bien moins nobles (papier journal, colle, clous, tissu, terre). Même s'il brille sur la toile, l'or devient de la boue.