QUI N'A PAS, ENFANT, écarquillé les yeux devant des tours de force pailletés au Cirque d’Hiver, ou retenu son souffle devant les écuyères si légères sous un chapiteau chamarré ? Entre les premiers combats à mort étrusques et les spectacles de Thierry Mugler avec le Cirque du Soleil à Las Vegas, le temps a passé, mais pas la fascination qu’exerce le monde du cirque. Dans sa forme traditionnelle autant que contemporaine, il montre souvent les chemins de l’impossible avec une simplicité déconcertante. Le tour de force se mue en magie, la difficulté en candeur, le danger en poésie. Au centre de cet univers familier, le costume est souvent seul décor sur la piste ronde. Au travers des figures archétypales familières du cirque traditionnel puis de la mutation vers des spectacles plus contemporains, l'exposition En piste ! au Musée National du costume de scène, qui s'est finie dimanche 5 janvier, offrait une plongée dans les loges des plus grandes familles et compagnies circassiennes, pour un voyage entre plumes et paillettes, entre ciel et terre – entre vie et mort. – Par Marie Godart
ROUGE ET JAUNE, comme parée du rideau de velours protégeant les loges, l’exposition suit les traces des cinq personnages ayant, les premiers, foulé la sciure des pistes : le clown, Monsieur Loyal, l’écuyère, le dompteur et l’acrobate. Figés entre le XVIIe et le XIXe siècle, ils caricaturent des figures de la société de l'époque : le bouffon, le bourgeois, la ballerine, le guerrier et le gymnaste. Ces figures ont habité le cirque traditionnel depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, abritées sous les chapiteaux des plus grandes familles de cirque. En parallèle, le "nouveau cirque" s’est développé, partant de la famille Fratellini et essaimant les écoles de cirque à travers le monde. Principe fondateur : légitimer les tours de force par une matière scénaristique, et supprimer les animaux sur scène, à moins qu’ils ne soient incarnés par des circassiens. Mais les personnages fondateurs, habitants d’un monde figé dans les clichés, apparaissent pourtant encore çà et là dans les spectacles du nouveau cirque.
LE CLOWN, LE PLUS POPULAIRE d’entre tous, le plus représentatif du monde du cirque, est également le plus difficile à cerner. Amuseur, à la fois naïf et blagueur, il transgresse, comme le bouffon du Roi, les règles pesant sur l’individu. "On lui pardonne tout, comme à un enfant", explique Joëlle Garcia, commissaire de l’exposition. Il est d’ailleurs murmuré que, comme les anges, les clowns sont asexués. Son accoutrement traduira immédiatement son appartenance aux clowns Augustes ou blancs, au camp du rire ou à celui de l’arrogance. Selon l’interprète, les costumes révèlent une multitude de facettes : l’Auguste (l’incarnation du clown drolatique) d’Annie Fratellini, fragile et courageux, avec sa perruque rouge coupée au bol, sa veste trop grande et ses fameux godillots, évoque les apparitions de Charlie Chaplin, et dans son sillage, tous les clowns de notre enfance. Le clown Punch, de son vrai nom Pierre Bonvallet, a, lui, commencé avec un costume simple, dessiné et brodé par sa femme pendant la Seconde Guerre Mondiale, avant qu'il ne soit fait prisonnier en Allemagne.
LE PREMIER LIEU DE LA TRANSFORMATION, c’est la loge. L'artiste y devient un archétype, il revêt avec son costume et son fard un statut extra-ordinaire. La loge des Fratellini, montrée ici comme l’antichambre du spectacle, dévoile à peine, par un petit hublot, ce que le spectateur ne devrait pas voir : fards et paillettes, faux nez et instruments de la transformation. "On se rendait dans leur loge comme dans celle d'une danseuse. Il y avait là des épaves grandioses, des objets dépouillés de leur signification première, et qui, chez ces clowns, en prenaient une bien plus haute", écrira en 1924 Raymond Radiguet dans Le bal du compte d’Orgel. Une caverne merveilleuse, pour un trio – et une famille – qui aura marqué définitivement l’histoire du cirque.
SORTIS DE LA LOGE, il y a la piste, la lumière, les applaudissements. Le cirque, dans sa forme traditionnelle, fut fondé en 1770 par un écuyer anglais, Philip Astley. Le spectacle se déroule sur une piste ronde dont le diamètre est fixé à 13 mètres. Trace de cette première identité, le maître de manège : Monsieur Loyal, le présentateur du spectacle de cirque traditionnel, le fil rouge et le repère entre les numéros. Le cercle, que Pythagore considérait comme une figure parfaite, symbole de l’infini, est ici le quatrième mur infranchissable par le profane. Sur la piste, rien n’arrête le regard du spectateur. Seuls la lumière et les costumes l’attirent et le maintiennent au centre du cercle. Pour cette raison, le costume est un élément essentiel du spectacle de cirque.
– Libérer le corps
LE COSTUME, AU-DELÀ DE SON IDENTITÉ transgressive, a une fonction pratique. Il doit s’adapter au corps de l’artiste, coller à sa peau en même temps qu’à ses attentes : léger pour l’écuyère et l’acrobate, bouffant pour le clown, à plumes pour l’antipodiste, il ne doit pas gêner le mouvement, mais l’accompagner, le souligner, l’exagérer même. Et si parfois il est une entrave, comme chez Jérôme Thomas qui jongle parfois en robe longue, c’est pour mieux réécrire un numéro à la faveur de ces nouveaux mouvements. Ainsi, le costume bigarré de l'antipodiste Laure Grüss a-t-il été conçu pour marcher la tête en bas : tout de lycra bigarré, l'attirail fait de l'artiste une femme-perroquet.
DE FAIT, LE CIRCASSIEN partage avec l’animal sa souplesse, son agilité et sa capacité à se rire du danger. On peut ainsi voir un personnage de zèbre au cirque du Soleil pour le spectacle O. Deuxième peau blanche hachurée de noir, répondant aux courbes de sa propriétaire contorsionniste, le costume rappelle l’animalité de l’homme. Tout comme le fait l'homme-sauterelle, cette fois-ci dans le spectacle Ovo, dont les gigantesques pattes d’un vert brillant sont amovibles afin de libérer par la suite le corps de l’acrobate. Emilien Beautour, un dompteur de félins, opère dans les années 1960 un choix radical : son costume et son maquillage, inspirés du Tarass Boulba de Yul Brunner, donnent au dompteur une apparence patibulaire, au moins aussi féroce que celle de ses félins (1962). Et pour cause : le danger, face à ces fauves mangeurs d’homme, est bien tangible.
– Trompe-la-mort
LE DANGER DE MORT DANS LE MONDE du spectacle circassien est omniprésent, en même temps que maquillé et secret. C’est bien le but du spectacle que de frôler ce "billet de retour" que tout individu porte en soi, mais de l’éviter avec un grand éclat de rire, de l’exorciser dans un souffle de peur. "Il nous faut mener double vie dans nos vies, double sang dans nos cœurs, la joie avec la peine, le rire avec les ombres, deux chevaux dans le même attelage, chacun tirant de son côté, à folle allure", écrit Christian Bobin justement sur l’artiste de cirque dans La Folle allure.
LE CONTRÔLE DE CHAQUE GESTE, essentiel pour défier la gravité ou supporter le poids de l’autre, vise à parer l’évitable. Le costume nargue la noirceur de la disparition, axe l’imaginaire, le féérique et le beau. Le projecteur suit les prouesses et les spectateurs - un rien voyeurs - retiennent leur souffle : sous le fard, on devine le muscle tendu, le cœur qui bat, la vie fragile. Ainsi le costume d’écorché créé par Dominique Lemieux pour le spectacle Odu cirque du Soleil permet-il de révéler une musculature dense, un rouge vif d’écorché, que l’on oublie trop souvent, caché sous l’épiderme et les conventions. Mais on fait confiance au corps, aux paillettes, aux ailes factices : l'artiste du cirque est un peu magicien, il ne peut pas passer de l’autre côté. Le cirque nargue la mort : le costume de faune créé pour Le Rêve par Claude Renard en 2005, mi-homme, mi-bête, porte un crâne apparent au front et de la corne aux pieds. Le dedans est montré, comme paré pour un rite visant à défier le néant, à l’apprivoiser. La mort, comme le dit l’anthropologue Edgar Morin, est "ce trou aveugle absolument". Le divertissement circassien, trouvant en partie ses racines dans les mises en scènes ponctuées de combats à mort chez les gladiateurs romains, au premier siècle de notre ère, crée un continuum dans ce rite : il fait reculer le danger de mort, en jouant comme d’un accessoire - peut-être le plus important d’entre eux.