François Morellet, géomètre variable
C'est dans un déluge de bandes de ruban adhésif, poutres, tubes d'acier et néons que la galerie du Centre Pompidou accueille, pour la seconde fois, une rétrospective de l'oeuvre de François Morellet, pionnier français de l'art abstrait. Ses "réinstallations" donnent une seconde vie à des créations éphémères que, de 1963 à aujourd'hui, l'artiste a multipliées dans le cadre d'invitations ou d'expositions. Jusqu'au 4 juillet, vingt-sept d'entre elles sont reproduites dans le musée parisien, retraçant un itinéraire aussi cohérent qu'hétéroclite.
François Morellet, en expérimentateur de formes et de formules, manipule des figures élémentaires et des motifs géométriques. Carrés, tétraèdres et cercles parcourent son oeuvre, soit que le Français vienne les fragmenter pour jouer sur leur dislocation, soit qu'il s'attache à les multiplier jusqu'à saturer l'espace d'une toile, voire d'une pièce. A la simplicité du "tiret", que l'on retrouve à la base de nombreuses trames, vient s'opposer la diversité des formes, des matériaux, des configurations. La ligne est droite ou courbe, horizontale, verticale ou inclinée ; elle ne se trace pas seulement à la craie ou au pinceau, mais peut être formée de bois, de néon ou d'acier. De fait, Morellet s'inscrit très tôt dans la tendance de l'art abstrait géométrique d'un Max Bill ou d'un Piet Mondrian, qu'il découvre dans les années 1950 - il a alors 25 ans. Il tient d'eux la volonté d'élaborer son travail à partir d'une formule mathématique, d'un système plus ou moins farfelu et souvent révélé par les titres mêmes des créations. Ainsi de l'oeuvre murale
2 trames parallèles inclinées à 30° et 40° sur 3 murs, reposant sur un principe de répétition de lignes d'inclinaisons différentes, formant un réseau de parallèles perturbées, supposées se prolonger à l'infini. De même,
Néons 0°-45°-90°-135° avec 4 rythmes interférents donne le principe de sa composition : elle reproduit quatre grilles clignotantes disposées sur les murs d'une pièce sombre, jouant sur le déphasage des illuminations.
"
Alors qu'aujourd'hui 'tout est permis', François Morellet a voulu au contraire restreindre de la manière la plus stricte les moyens de l'artiste : il utilise les contraintes d'un système et de la géométrie, afin de parvenir à formuler un art contrôlé", précise Serge Lemoine dans une monographie* qu'il consacre à l'artiste, publiée à l'occasion de cette rétrospective. Mais ce système, s'il détermine rigoureusement le processus de création, échappe à l'hégémonie du sérieux en donnant sa place à une forme de frivolité que l'artiste aime à revendiquer. Il y a la légèreté du hasard, qui fait dysfonctionner de manière inattendue le système : au sein de l'ordre savamment construit par la grille imaginaire de la pièce où se trouve reproduite l'installation
Neons by Accident, ou encore celle de
L'Avalanche, le principe aléatoire de la position des néons fait régner une impression de chaos. Depuis 1958, François Morellet expérimente divers moyens d'introduire le hasard au sein de la création, du jeu sur la pagination dans
Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d'un annuaire de téléphone, 50% bleu, 50% rouge, à l'utilisation des décimales du nombre Pi dans
Pi rococo n° 22. Mais il y a aussi la futilité des jeux de mots, qui caractérisent certains des titres imagés et humoristiques : les "Steal life" désignent moins des natures mortes ("still life") que de l'acier vivant ; les "Geométrees" renvoient à des trames géométriques dans lesquelles sont introduites des branches ou des brindilles, amalgamant la figure parfaite et l'élément végétal pour faire ressortir un contraste entre la détermination et le hasard, entre le système et ses contorsions.
L'artiste interprète lui-même sa prédilection pour les systèmes comme une volonté d'ériger un rempart contre la subjectivité supposée de l'oeuvre d'art. Le mythe romantique du génie, l'auteur le met à distance avec cet humour qui le fait se présenter de façon lapidaire comme "
vivant, marié, peintre abstrait, sans formation artistique ni décoration". Loin de mimer la posture du créateur inspiré, il cherche à évacuer la sensibilité, à limiter au maximum la part du choix dans le processus créatif. Le système fonctionne de lui-même et le jeu se substitue à l'intuition : "
Depuis trente ans, une de mes grandes préoccupations est, en effet, de réduire au minimum mes décisions subjectives." Les surfaces neutres, les matériaux industriels, l'aspiration à un rendu mécanique alimentent autant que les angles droits et que la lumière froide des néons une impression de neutralité absolue. A tous les niveaux, la trace de l'homme est effacée, et l'impersonnalité qui se dégage résonne comme une démystification de l'art. Si les installations délivrent un message, il est en partie à chercher dans la dénonciation des justifications symboliques, métaphysiques ou mystiques de l'oeuvre. Si elles poussent à une réflexion, c'est sur la mise en cause des notions de goût, de sensibilité, de libre-arbitre.
Avec ses (ré)installations, François Morellet fait éclater les contours de l'objet d'art. Les rares toiles qui ponctuent le parcours sont les surfaces blanches des "Défigurations", qui vident le tableau de sa substance pour jouer sur sa position dans l'espace. Ainsi, le
Picasso défiguré, créé quelques semaines avant l'exposition, s'incarne dans quatre toiles blanches réparties sur un mur de la même couleur, agencées de façon à recouvrir les
Demoiselles d'Avignon de Picasso, projeté sur le mur au moment de la création de l'installation. Les tableaux restent la seule trace de la structure originale, lorsque l'image de celle-ci disparaît. Car, pour Serge Lemoine, François Morellet aspire à vider les formes traditionnelles de leur sens pour "
créer des formes d'expression en relation avec [son] temps et trouver de nouveaux rapports avec le public". La marque la plus frappante de cette quête est peut-être l'appel réitéré à la
participation du visiteur, ici invité à actionner la manette régissant l'inclinaison d'un petit plan d'eau dans lequel vient se refléter l'image d'une grille lumineuse orthogonale, distordue sous les remous de son miroir aquatique, ou convié, dans
La Joconde déformée, à mettre en marche un ventilateur afin de diffuser sur un drap suspendu, représentant le célèbre tableau de Léonard de Vinci, un souffle léger qui le porte à onduler pour défigurer les traits du visage de Mona Lisa. La prise de contact avec l'oeuvre peut en outre passer par un choc optique, quand, dans
Red, il faut déclencher un flash électronique pour produire une image mentale où les couleurs de l'inscription "rouge" apparaissent momentanément inversées.
Plutôt que des symboles à décoder, François Morellet produit des figures contrastées et mouvantes, donnant l'illusion de repères aussitôt décalés. C'est ce que suggère par exemple l'expérimentation sur des effets d'optique, qui constitue une étape importante dans le travail de l'artiste : il fonde dans les années 1960, avec cinq autres artistes, le Groupe de Recherche sur l'Art Visuel (GRAV), qui porte un intérêt particulier à la cinétique et aux questions relatives à la perception visuelle. La première installation de François Morellet, qui date de 1963, est révélatrice des recherches alors effectuées sur l'illusion d'optique, les rapports entre les couleurs et la persistance rétinienne. Réalisée dans le cadre de la 3e Biennale de Paris, cette installation prend la forme d'un labyrinthe composé de plusieurs créations : on peut notamment y voir ces surfaces recouvertes de milliers de carrés rouges et bleus qui alternent pour former des traits, des grilles, des carrés, jouant sur la force des contrastes pour brouiller la perception et les repères. Si le GRAV se dissout en 1968, ces recherches marquent la trajectoire de l'artiste : en près d'un demi-siècle, des expérimentations visuelles à la multiplication des espaces et des matériaux, de l'investigation des systèmes à la mise en place de chemins de dérive, Morellet n'a cessé d'explorer des territoires nouveaux avec simplicité et légèreté.