L`Intermède
Au fur et à mesure
Tic-tac. Le décompte a commencé. Aux murs se dressent d'immenses dessins où les corps de fusain et de gouache dansent et chantent ; ailleurs, télégraphe, sculptures cinétiques ornées de drapeaux, roues de vélo et mégaphones se toisent ou s'assemblent, tandis qu'un film projette ses ombres sur cet étrange équipage. L'exposition La négation du temps - Prologue au Laboratoire, à Paris, a de quoi désarçonner. À une temporalité linéaire se substituent des flux et des trajectoires, en un processus de décomposition et de recomposition qui témoigne, non d'un simple refus, mais bien d'une résistance organisée face au mouvement destructeur du temps.

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Un artiste, un scientifique, un musicien. C'est le trio que réunit le Laboratoire pour sa douzième expérience : une mise en scène du temps commencée par William Kentridge, artiste sud-africain, dans un atelier de Johannesburg et enrichie par sa rencontre avec Peter Galison, à l'initiative de David Edwards, le fondateur du Laboratoire. Galison est historien des sciences et professeur de physique à Harvard. Il est notamment l'auteur de L'Empire du Temps, les horloges d'Einstein et les cartes de Poincaré, mais également fervent défenseur du rapprochement entre les sciences et les arts. La relativité, la simultanéité, la synchronie ou encore la vitesse du temps : toutes ces pistes nourrissent le travail de Kentridge. En ce printemps, la galerie parisienne présente les premiers résultats d'un projet qui débouchera sur un spectacle vivant à la documenta de Kassel, en juin 2012. Accompagnés du compositeur Philip Miller, les deux hommes interrogent le temps, son histoire et sa musique autour d'une question centrale : "Comment rendre visible ce dont on connaît l'existence mais qu'on ne voit pas ?" Le défi n'est pas d'illustrer le passage du temps, mais d'interroger ses différentes formes et, surtout, le rapport que nous entretenons avec elles. L'exposition fonctionne ainsi comme un carnet de croquis : les dessins, les objets et le film révèlent les étapes de la pérégrination artistique menée depuis plusieurs mois pour trouver le mode d'expression le plus abouti, entre la performance et l'installation, l'opéra et la conférence.

Il n'y a pas que le temps qui échappe : sa notion se révèle tout aussi insaisissable, comme en témoigne l'histoire des sciences. "A la fin du XIXe siècle domine le temps de Newton, souligne Galison. C'est l'idée d'un temps unique et absolu. Puis c'est l'âge d'Einstein et des différents temps des observateurs en fonction de la vitesse. Enfin, ces dernières années, la question s'est déplacée vers les trous noirs : sont-ils la destruction de tout temps et de tout espace ?" Les horloges pneumatiques prêtées par le Musée des Arts et Métiers de Paris negation du temps, refusal of time, william kentridge, kentridge, laboratoire, paris, galison, peter galison, exposition, temps, time, miller, philip miller, musique, métronome, interview, citationrappellent cette époque où l'on cherchait à synchroniser l'heure des différents cadrans placés sur les trottoirs de la ville par un système d'air comprimé. Par la suite, les travaux d'Einstein bouleversent ces représentations, prônant l'idée contre-intuitive d'une multiplicité des temps. Que dire, alors, du débat actuel sur les trous noirs ? Certains estiment que toute information qui y entre serait perdue pour toujours ; d'autres pensent qu'elle serait en réalité conservée "autour" du trou noir.

Ces étapes du concept de temps, si elles trouvent chacune leur place dans l'exposition, semblent pourtant puiser leur vérité dans cette idée du temps comme destruction. Pour William Kentridge, "le mouvement vers le trou noir ne fait que rappeler ce qui s'impose dès que l'on travaille sur le temps : le mouvement vers la mort". Le conflit autour de cette entité physique se manifeste dans deux approches : la mort comme destruction absolue d'un côté, l'idée que des traces demeurent toujours, que la disparition n'est pas totale de l'autre. Cette disparition, c'est avant tout celle qui menace notre corps : "l'homme est une horloge parlante", rappelle l'exposition, soulignant ainsi que le premier et peut-être le seul lieu dans lequel le temps est une réalité est le corps vivant. "Qu'est d'ailleurs le temps des horloges pour nous ?, s'interroge Peter Galison. Nos instruments de mesure du temps ne s'avèrent-ils pas être que des métaphores ?"

negation du temps, refusal of time, william kentridge, kentridge, laboratoire, paris, galison, peter galison, exposition, temps, time, miller, philip miller, musique, métronome, interview, citationD'où l'intensité de la résistance au temps. Au son d'un premier métronome qui se démultiplie en d'autres appareils désynchronisés, le dessin s'efface, se transforme et redisparaît, tandis que William Kentridge court derrière les pages de son carnet. L'artiste n'en est pas à son coup d'essai : depuis une vingtaine d'années, il a réalisé différents films d'animation qui mobilisent différemment les moyens offerts par la caméra. Les illustrations au fusain sont gommées, modifiées, superposées, dans une tentative pour dévoiler et conserver ce mouvement de la main et des choses que "l'impermanence et [le] caractère provisoire du monde" nous masquent.

Le cinéma devient un terrain de jeu idéal : il peut immobiliser, inverser ou recomposer indéfiniment les images. Le temps n'y pas une donnée fixe et immuable. Ainsi, le montage multiplie les allers-retours et ajoute au chaos en superposant les silhouettes et les ombres. Faisant écho aux danses et aux rythmes du film, mais aussi aux dessins et aux objets de l'exposition, une curieuse fanfare qui mêle instruments à vent et scientifiques, porte-voix et roues de bicyclette défile ainsi en surimpression en bas de l'écran. "Hold your breath against time" ("retiens ton souffle contre le temps") : l'urgence d'une lutte contre ce qui affaiblit le corps, écorne la mémoire et met fin à la fête. Dans un tel affrontement, les axes de résistance se multiplient. Le compositeur Philip Miller a donc été appelé à la rescousse. L'enjeu : "Trouver un signifiant oral, le son de la résistance au temps, raconte-t-il. Ce qui, finalement, est toujours l'un des rôles de l'expression artistique." De même que les images se croisent et se fondent à l'écran, les sons se mêlent pour exprimer la rage et le refus. Au Spectre de la Rose de Berlioz s'ajoutent des percussions africaines, des choeurs zoulous a cappella et la voix de la chanteuse sud-africaine Ann Masina pour former une protest song où les frontières entre les genres tombent au profit de l'expression la plus juste possible.

La rencontre des arts et des sciences permet ainsi de proposer un spectacle aux multiples dimensions et une réflexion qui ne se cantonne pas à un champ disciplinaire. Un subtil équilibre du travail de groupe est alors nécessaire, afin de rester suggestif en évitant l'écueil de la théorisation et pour faire cohabiter tous les domaines mobilisés par le futur negation du temps, refusal of time, william kentridge, kentridge, laboratoire, paris, galison, peter galison, exposition, temps, time, miller, philip miller, musique, métronome, interview, citationspectacle. Et à se promener dans ce qui a déjà été accompli, l'idée vient que la notion de temps se prête particulièrement bien à ce mélange des disciplines. "On ne peut pas échapper à la métaphore quand on travaille sur le temps, rappelle Peter Galison. Einstein lui-même utilisait des images, des exemples. Cela ne veut pas dire qu'on ne parle pas de la réalité, mais il n'y a pas d'alternative." Ce dialogue entre arts et sciences est éclatant quand on observe les connexions qui existent entre la musique, la mesure du temps et certaines inventions scientifiques. Les étranges installations qui mêlent roue de vélo et mégaphone rappellent que les rouages de l'horloge produisent toujours un son et un rythme, tandis qu'un télégraphe trône au fond de la salle comme l'immense pendule d'un métronome désynchronisé.

Est-ce à dire qu'en croisant le chemin de la science, William Kentridge a abandonné la critique politique qui caractérise son oeuvre ? Au contraire : la résistance contre le temps n'est pas qu'un problème métaphysique, car le corps s'inscrit dans un réseau social. Le temps d'aujourd'hui est celui de la simultanéité et de la profusion d'informations. Il enserre le monde dans un "temps unifié" qui requiert "une résistance politique contre la globalisation", selon le mot de l'artiste. Le temps n'est plus un simple concept neutre, pris en charge par l'art ou la science : il est une donnée politique qui a évolué historiquement, notamment à travers le maillage des territoires par des technologies comme le télégraphe ou le train, qui donnent naissance à une précision à la seconde des informations et des déplacements. Vouloir nier le temps qui s'inscrit dans le corps serait une lutte à la fois contre la condition humaine et contre la condition présente.
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La négation du temps [The Refusal of Time] - Prologue
, jusqu'au 26 juin 2011
Le Laboratoire
4, rue du Bouloi
75001 Paris
Vend-lun : 12h-19h
Tarif plein : 6 €
Tarif réduit : 4,50 €
Rens. : 01 78 09 49 50








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Image 1 © L'Intermède // Nayth
Photo 2 Vue de l’exposition La Négation du Temps-Prologue © Phase One Photography
Image 3 Dessin de William Kentridge © John Hodgkiss
Photo 4 Vue de l’exposition La Négation du Temps-Prologue © Phase One Photography
Photo 5 Vue de l’exposition La Négation du Temps-Prologue © Phase One Photography