L`Intermède
DEUS EX
SUR L'ÎLE DE NANTES, au coeur de la cité portuaire, certains disent avoir entendu des bruits sourds, des grincements métalliques et des mugissements de corne de brume s'échapper des halles, pourtant désertées. D'autres prétendent avoir aperçu d'étranges créatures se promener au bord des eaux sombres de la Loire. Depuis 2007, les Machines de l'île ont investi les nefs des anciens chantiers navals, grands bâtiments d'acier, de béton et de verre, symboles du passé industriel de la ville. Un imaginaire singulier où le mécanique et l'hydraulique le disputent au vivant et au mouvement, et où la matière morte s'anime sous des mains expertes qui donnent corps et chair à un bestiaire fantasmagorique.

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QUELQUE CHOSE BAGUENAUDE lentement derrière, le long de l'esplanade qui borde le fleuve royal. Ses grands yeux sévères surmontés de longs cils vous fixent. Vous vous retournez et levez les yeux : c'est un éléphant. Et pas n'importe lequel. Avec ses douze mètres de haut et huit mètres de large, le pachyderme est trois fois plus grand que ses congénères. Il avoue timidement un poids de cinquante tonnes et une consommation de quatre tonnes d'huile et mille sept cents litres d'eau. Il n'en faut pas moins pour alimenter les cinquante-quatre vérins qui lui permettent de barrir et d'asperger de sa trompe la foule venue admirer sa carcasse en métal et tulipier de Virginie qui déambule à deux cent cinquante mètres à l'heure sous les regards intrigués des badauds.

LE MAJESTUEUX ANIMAL loge la nuit les machines de l`île, machines, île, nantes, cité portuaire, françois delarozière, pierre orefice, reportage, visite, machine, jules verne, éléphant, technique, stéphan muntaner, arbre aux héronsvenue dans les grandes halles industrielles où naissaient autrefois trois-mâts, bricks, cargos et sous-marins promis à silloner les océans. Mais depuis plusieurs années, l'île de Nantes fait l'objet d'un vaste projet de réhabilitation. Objectif : faire cohabiter sur un même espace de près de 307 hectares toute une ville, avec habitations, commerces, services publics, et équipement culturel et touristique. Deux acteurs du monde du spectacle de rue, maîtres dans l'art d'investir l'espace urbain, ont pris le chantier en main : François Delarozière et Pierre Orefice ont imaginé un monde métallique et onirique dans lequel évolueraient des créatures de l'imaginaire. Le projet est centré autour d'un atelier situé dans les nefs mêmes, dans lequel sont fabriquées les différentes machines. Un atelier et une galerie : voilà le coeur de l'installation d'un site dont l'éléphant n'était que la première étape. Déjà suivent de nouvelles créations venues des profondeurs ou du ciel. Et c'est ainsi qu'un pachyderme saugrenu peut désormais faire poindre ses défenses d'ivoire des nefs Dubigeon, fermées depuis 1987 et la fin des chantiers de la Loire.

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Métallique et onirique

L'UNIVERS QUE CRÉENT François Delarozière et Pierre Orefice n'éclipse en rien l'ancienne dimension industrielle du site. Au contraire : les imposantes halles semblent approuver les coups de marteau  qui résonnent à nouveau et le bruit de disqueuses. Pénétrer dans l'antre des Machines de l'île, parcourir la longue rue intérieure des nefs, observer les façonniers qui tentent de dompter leurs créatures, contempler leurs oeuvres dans la galerie, c'est parcourir le monde difficile du travail de la matière, où le métal doit être plié et où l'engrenage doit être précis. Soudeurs, chaudronniers, ferronniers... Un monde métallique donc, mais aussi onirique : ici, pas de forme brutale ou de tiges d'acier agressives. Le métal est travaillé en des courbes gracieuses et habillé par un travail sur le bois qui vient adoucir la froideur de l'acier. Menuisiers, ébénistes, sculpteurs sur bois participent à la création des machines et le détail qu'ils apportent aux écailles superposées, aux nageoires nervurées ou aux effrayantes mâchoires donne vie aux animaux tout autant que le mouvement que permet la machinerie. Ce sont de véritables sculptures urbaines qui quittent les mains habiles de l'atelier pour rejoindre le bestiaire fantastique de la galerie.

UNE À UNE, LES PATTES DE L'ÉLÉPHANT se dressent, se plient aux jointures et s'avancent. Chaque articulation de la trompe se dévoile comme autant de vertèbres qui permettent un mouvement fluide de balancier. Même le geste de préhension du bout de l'organe nasal est en partie reproduit. C'est cet imaginaire qui est premier dans l'esprit des créateurs : celui de la machine, du mécanique et du dynamique. Il n'y a ni plastique ni moulage qui viendraient masquer le fonctionnement des rouages : le parti pris est celui de la délectation que procure le mouvement de la matière. "Il y a une grande ambiguïté entre le mécanique et le vivant, l'animal et la machine", souligne Pierre Orefice,  directeur du site. Les Machines sont aussi une interrogation sur notre rapport à l'inerte et à l'animé.



Au coeur des abysses

les machines de l`île, machines, île, nantes, cité portuaire, françois delarozière, pierre orefice, reportage, visite, machine, jules verne, éléphant, technique, stéphan muntaner, arbre aux héronsLE PROBOSCIDIEN N'EST PAS LE SEUL animal à être venu de contrées lointaines jusqu'au coeur de Nantes. Mais les territoires de ses complices sont bien différents du sien : ils évoluent des flots tumultueux de la surface jusqu'aux eaux noires des fosses océaniques. Le Carrousel marin est la prochaine étape de l'île. Implanté sur les bords de la Loire, il fera près de vingt cinq mètres de haut et vingt mètres de diamètre à son terme. Trente-cinq éléments se partageront en trois niveaux : abysses, fonds marins, mers et bateaux. Les premières réalisations sont déjà visibles dans la galerie : on y découvre le calamar à rétropropulsion qui toise les badauds de ses grands yeux globuleux et tend vers eux ses tentacules grouillantes. Qui tente de lui échapper se retrouve face à l'immense mâchoire béante du luminaire des grands fonds et ses dents affûtées. D'une hauteur de trois mètres, il pèse plus d'une tonne, et peut accueillir jusqu'à quatre passagers pour une ballade dans les profondeurs. D'autres lui préfèrent le bateau tempête, la tortue girafe, le mérou à livarde, le crabe géant ou, pour les plus téméraires, le serpent des mers, croisement du reptile avec un dragon et plus gros élément du carrousel.

TOUS CES CRYPTIDES, CHIMÈRES et créatures fantastiques peuvent être actionnés par les visiteurs. Des enfants souvent, mais pas seulement. Car les nefs sont aussi un lieu de flânerie où l'on peut venir admirer l'ingéniosité de la technique et la beauté de la fantasmagorie des Machines. Maquettes, schémas et photographies racontent la création progressive des lieux. Dans les croquis de François Delarozière, directeur artistique de la compagnie La Machine, les écorchés des dessins mécaniques font inévitablement penser au travail de Leonard de Vinci. Les croquis détaillés au trait fin et précis sont à eux seuls un monde à explorer. Et après l'étape des études et des simulations vient celle de la fabrication. Une grande partie du labeur s'effectue sur place, sous les nefs, dans un immense atelier : vacarme parfois assourdissant des outils et douce odeur les machines de l`île, machines, île, nantes, cité portuaire, françois delarozière, pierre orefice, reportage, visite, machine, jules verne, éléphant, technique, stéphan muntaner, arbre aux héronsde la sciure de bois sont au rendez-vous. Pour Pierre Orefice, atelier et galerie ne sont pas deux ensembles distincts : la galerie est un lieu d'expérimentation, la continuité logique de la fabrique, son double maléfique - son centre d'essais. Après que les artisans ont livré un combat acharné contre la matière pour les faire apparaître, après que des mains tendres ont parcouru leur corps pour y graver le moindre détail, les créatures quittent leur cocon pour affronter, de l'autre côté des nefs, l'épreuve redoutée de la galerie : manipulées des milliers de fois, chevauchées par des dizaines de milliers de passagers, caressées, triturées, tourmentées, les bestioles doivent prouver qu'elles sont capables d'assumer à la fois leur statut de création artistique et celui de jouet d'aventures.



Mondes inventés

DÈS L'OUVERTURE DES MACHINES, la référence à Jules Verne s'est imposée. Les créateurs du site ne se réclament pourtant pas d'une quelconque filiation artistique. Pour Pierre Orefice, si l'écho à l'auteur des Aventures extraordinaires s'est fait entendre, c'est parce que François Delarozière et lui ont en commun avec l'écrivain le goût des mondes inventés. A quoi il faut ajouter qu'"il a été beaucoup illustré et (que) les illustrations de ses livres font penser aux mondes qu' [ils ont] inventés". De fait, le réel a cédé le pas à l'imagination, et les créatures, avec leurs dimensions hors normes, échappent à tout réalisme. L'île des Machines se veut plutôt une exploration des possibilités de l'imaginaire confronté au réel de la matière. Son approche mécaniste ne peut évidemment pas échapper à un rapprochement avec les romans d'anticipation et leurs engins et instruments d'expédition que mettait en scène le Nantais. Et les affiches de l'illustrateur Stéphan Muntaner, dans un style Art Nouveau, ne vont pas sans faciliter ce rapprochement. Comme les croquis de François Delarozière, les affiches font désormais partie intégrante de l'univers des Machines qu'elles viennent enrichir. Les créatures fantastiques y sortent du cadre pour envahir le monde. A moins qu'elles ne veuillent attirer les visiteurs dans le leur.

L'ÉLÉPHANT EST LE PREMIER-NÉ, explique Pierre Orefice, parce qu'il "est une grande machine" : "Du coup, on voit très bien les mécanismes des articulations." Ce qui a permis d'exprimer immédiatement la dimension mécanique du projet. Mais il y a une autre raison : "C'est le plus grand des mammifères et, à partir du moment où on lui donne certaines dimensions, ça peut être un engin de voyage". La créature devient alors une référence à toutes ces processions à travers le monde dans lesquelles on suit de grandes marionnettes. "On se rend compte que les gens projettent leurs yeux au niveau des yeux de la marionnette", et voient alors les choses autrement. Dans le cas de l'éléphant, c'est la ville qui est perçue différemment. L'animal, par sa mobilité, interagit avec l'environnement urbain. Se dessine alors toute une conception du rapport entre les lieux d'imagination, la ville et le public : "Je crois que l’éléphant a été choisi en premier pour qu’il soit une marque sur le territoire", marque qui traduit une volonté "d'investir le tourisme familial, le tourisme local et le tourisme les machines de l`île, machines, île, nantes, cité portuaire, françois delarozière, pierre orefice, reportage, visite, machine, jules verne, éléphant, technique, stéphan muntaner, arbre aux héronsculturel pour ne pas laisser le monopole de l'imaginaire aux parcs d’attractions comme Disney et Astérix, et d'inventer une autre forme de tourisme de masse où l’espace central est les rues de Nantes. C'est un espace public, l'éléphant se balade dans la ville." De fait, l'esplanade, lieu de promenade quotidienne du pachyderme, est libre d'accès.



Inventer encore
UNE NOUVELLE STRUCTURE REJOINDRA dans quelques années les constructions actuelles : l'Arbre aux Hérons, arbre en acier de vingt deux branches, cinquante mètres de diamètre et trente cinq mètres de haut. Les oiseaux qui y seront suspendus pourront accueillir des visiteurs pour un vol circulaire au-dessus de la cité bretonne. La maquette de quatre mètres de haut dévoile une sculpture tentaculaire, aux allures de ville à explorer car il sera possible de musarder sur le réseau des ramures comme il est déjà possible d'accéder à la branche prototype qui jaillit, impatiente, de la façade des nefs. Une promenade sur un arbre de métal froid et austère ? Etudiant l'armature massive de la future création, les concepteurs n'en ont pas été satisfaits : quelque chose manquait. Cette fois, ce n'est pas le bois qui viendra apporter sa chaleur, mais le végétal. L'Arbre aux Hérons proposera ainsi une déambulation dans des jardins suspendus, des branches végétalisées reliées par des passerelles et des escaliers en un labyrinthe baroque. Pour que la réalité matérielle ne soit jamais une limite à l'imagination.

 
Marie Denoan
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À Nantes, le 19 avril 2011

 
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Les Machines de l'île
Les Chantiers
Bd Léon Bureau
44200 Nantes
Tlj (sauf lun) 
Tarif plein : 7 €
Tarif réduit : 5,5 €
Rens. : 0810 12 12 25


 




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Crédits photos
Vignette sur la page d'accueil : Sylvain Bonniol
Photo 1 Sylvain Bonniol
Photo 2 Eléphant : crédit photo Nautilus Nantes
Photo 3 Nautilus Nantes
Photo 4 Eléments du Carrosse pour Dames : crédit photo Nautilus Nantes
Photo 5 Stephan Muntaner
Photo 6 François Delarozière
Photo 7 Luminaire des grands fonds : crédit photo Nautilus Nantes