L'oeuvre, le collectionneur, la multinationale
"C'est une collection hors du commun, s'enthousiasme François de Ricqlès, le président de Christie's France. La seule qui réunisse comme un tout les mouvements différents, successifs et parfois contradictoires qui ont constitué l'Art Déco, du classicisme de Ruhlmann et Dunand au modernisme d'Eileen Gray, Chareau et Francis Jourdain." Exposées du 25 au 28 mars, les 500 pièces du catalogue du Château de Gourdon sont livrées aux enchérisseurs les trois jours suivants, au Palais de Tokyo. Pour une valeur totale estimée à 30 millions d'euros.
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Il faut faire cesser le divorce entre l’objet d'art et l'objet usuel." Voilà ce que réclame en 1949 le manifeste de l'Union des Artistes Modernes, un mouvement né en 1929 d’une rupture avec les tenants de la tradition classique. Les Arts Décoratifs, selon eux, doivent adapter leurs créations aux exigences de la "vie moderne", qui réclame fonctionnalité, épure des formes et nouveaux matériaux, pour allier l’utile au beau. Et pourtant… Voici que les objets issus de ce modernisme sans compromission se retrouvent vendus, en cette fin mars 2011, avec les créations traditionnelles qu'ils voulaient critiquer, et promis à perdre à jamais leur utilité. Sous les spots tamisés du Palais de Tokyo, ils sont soigneusement rassemblés, numérotés, disposés pour être montrés sous leur meilleur jour, exposés comme des pièces de musée. La collection du Château de Gourdon couvre les trois premières décennies du XXe siècle, et présente des pièces exemplaires des arts ornementaux de la période.
Ainsi, le lit "aux Nénuphars", de Louis Majorelle (1859-1926), réalisé en 1905, est un imposant cadre à panneau de tête en bois d’amarante, sculpté de courbes douces et orné de bronzes figurant des végétaux stylisés qui illustrent l’inspiration botanique de l'Art Nouveau. Plus loin, la commode à six tiroirs "Lassalle" d'Emile-Jacques Ruhlmann, en massacar rythmé d'un jeu géométrique de filets d’ivoire, provient de la série présentée par le décorateur à l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs de Paris en 1925 - la foire qui a marqué l’apogée de la création artistique aux résonnances cubistes des Années Folles. Enfin, du même artiste, le monumental bureau dit "Tardieu", à plateau semi-circulaire, témoigne du virage moderniste pris en 1929 : en laque noire et bronze chromé, le meuble montre des
formes simples et droites, que viennent parachever des éléments fonctionnels, comme une lampe intégrée et une corbeille pivotante fixée sur l’un des pieds. D'autres pièces moins spectaculaires laissent deviner l'origine de certaines créations grand public actuelles. "
La collection illustre les ruptures fécondes qui ont abouti à l'avènement d’un cadre de vie contemporain : celui que nous connaissons aujourd’hui", souligne François de Ricqlès.
Tout commence il y a six mois, lorsque Laurent Negro, le jeune propriétaire du Château de Gourdon (Alpes-Maritimes), héritier d’une fortune familiale et passionné de chefs-d’oeuvre décoratifs, décide de se séparer des trésors qu'il a accumulés en moins de quinze ans de recherches. La maison Christie's est contactée. Non que le choix soit immense : à l'échelle mondiale, les deux vendeurs britanniques Christie's et Sotheby's se partagent le marché, pour des chiffres d'affaires approchant les trois milliards de dollars en 2009 (tandis qu'à Paris la maison Drouot absorbe les ventes publiques nationales pour 400 millions d'euros annuels). Difficile d'expliquer comment les deux géants se disputent les prospects ; à niveaux d'expertise et réseaux mondiaux de clients équivalents, la concurrence se joue sur les connections personnelles et les cadeaux ou garanties divers offerts aux propriétaires. Ou peut-être sur qui saura le mieux suivre la "
règle des trois D : décès, divorce, dettes", selon François Curiel, PDG de Christie’s Europe… Rappelons qu'en 2001, une enquête du FBI a mis fin à une discrète entente sur les commissions passée entre les branches américaines des deux maisons. Un scandale qui a envoyé certains dirigeants et actionnaires en prison.
Une fois le contrat signé, le long travail d'estimation démarre : Christie's dépêche au château ses experts du département Arts Décoratifs du XXe Siècle avec pour mission de déterminer la valeur d’ouverture de chaque pièce. "
C'est une tâche laborieuse et complexe, qui exige souvent des recherches et des consultations auprès de nombreuses sources", explique Emmanuelle Karsenti, spécialiste junior au sein de ce département. Plusieurs critères entrent en ligne de compte : la cote de l'artiste sur le
marché de l'art, tout d’abord, établie sur les résultats de ventes précédentes, permet de mesurer la demande du public. L'état, la provenance et l’unicité de la l'oeuvre donnent ensuite lieu à des ajustements. Le souvenir d’un propriétaire illustre, enfin, pèse dans la balance, comme pour la table à jeux laquée noire, au damier en incrustation de coquille d’oeuf, commandée à Jean Dunand par la couturière Madeleine Vionnet en 1929.
Un autre volet important du travail est effectué par des juristes, puisqu'il s'agit de contrôler la légalité de la mise en vente ou de vérifier l'existence d’éventuels ayant-droits bénéficiant d’un droit de suite. Cette innovation française, qui date de 1918 et se trouve aujourd’hui intégrée au code communautaire, permet en effet au créateur ou à ses héritiers de percevoir un pourcentage sur le montant échangé pour toute revente de l'oeuvre. Une fois le travail sur le fond effectué, il faut le mettre en forme. Commence alors l'élaboration du catalogue : bardés d'assurances sévèrement ajustées, les futurs lots sont transportés jusqu'aux locaux de Christie's pour être photographiés en studio par des professionnels de la maison. Pour être valide, l'album doit comporter, pour chaque oeuvre : image et nom de la pièce, description de ses traits principaux, rapport d'état, nom de l'artiste, prix d'ouverture des enchères et numéro du lot. Prestige et efficacité économique obligent, il n'est pas envoyé au pékin moyen : le service de relation avec la clientèle consacre la majeure partie de son temps à maintenir un réseau de collectionneurs pour savoir parfaitement qui recherche quelle pièce.
Ce qui se passera en salle de ventes n'est donc en rien laissé au hasard. "
Tout acheteur potentiel doit compléter et signer un formulaire d'enregistrement et présenter toutes pièces d’identité requises avant de porter une enchère. Christie's SNC se réserve le droit de réclamer, par ailleurs, la présentation de références bancaires ou financières", annonce le règlement. Le commissaire-priseur devient le seul maître à bord. Ils seront cinq à se passer le marteau pendant les trois jours de vente : François de Ricqlès, François Curiel, Lionel Gosset et Pierre Mothès (directeurs des Inventaires en France), et Marie-Laurence Tixier (Directrice du département Bijoux en France) ; à eux la charge d’organiser les enchères et d’arbitrer les conflits. La surprise, toutefois, n'est jamais exclue, et la maison se souvient de la vente Yves- Saint-Laurent de février 2009, au cours de laquelle le fauteuil "Dragons" d'Eileen Gray est devenue la star inattendue des enchères, en partant pour 28 millions de dollars au lieu des 2 prévus. La pièce maîtresse de cette vente-ci pourrait bien être la table de Madeleine Vionnet ou le lit "aux Nénuphars" de Majorelle… Mais le vrai gagnant sera de toute façon Laurent Negro, le propriétaire, dont les propos trahissent le soulagement. "
Gourdon a absorbé toute mon énergie. Je ne voyais pas mes enfants grandir. Maintenant, le château peut brûler, je m’en fiche !"
