L'étranger
Messerschmidt de prouver sa virtuosité. La souplesse du drapé de la robe et des rubans de la coiffure rivalise avec la précision du ciselé. Et bientôt, les commandes officielles affluent. Après avoir réalisé les bustes de personnalités politiques comme François Premier de Bavière, Joseph II ou Marie-Isabelle de Parme, il poursuit son travail de portraitiste sur d'autres modèles. Ce sont alors les personnalités des Lumières viennoises qui se prêtent à son burin et lui offrent la possibilité d'affiner un style qui se déploiera pleinement dans ses ultimes visages : tête disposée frontalement, yeux non incisés, absence d'épaules et cou pointu, le tout monté sur un bloc de métal. Loin d'être des portraits réalistes, les têtes sont stylisées à l'extrême. Les deux côtés sont parfaitement symétriques, et la dimension fantomatique est renforcée par la texture lisse du métal sculpté.
L'écrivain philosophe Friedrich Nicolai (1733-1811), témoin des pratiques de Messerschmidt, rapporte que le sculpteur se prenait lui-même pour modèle, multipliant les grimaces devant sa glace et allant jusqu'à se pincer pour obtenir l'expression de la douleur. Technique grâce à laquelle il a pu façonner des "têtes simples, conformes à la nature". Voir le fameux Homme qui baille : les paupières de ses yeux fermés sont contractées, produisant dans leur mouvement une série de plis entre les arcades et dans le coin des yeux, et entraînant le nez qui se retrousse ; la bouche est ouverte au point que le menton s'enfonce dans le cou ; les dents apparaissent sous la lèvre supérieure tendue et la langue est toute contractée. La même précision se manifeste dans les traits de L'artiste tel qu'il s'est imaginé en riant : une tension patente se lit dans les plis du cou, les yeux mi-clos, les sourcils rapprochés et les lèvres dont le sourire crispé laisse voir les dents. La frayeur produite joue sur le paradoxe du rire, à la fois tension et relâchement, mais renforce également le voile d'inquiétude qui recouvre l'ensemble de la production de l'artiste. Cet aspect est flagrant dans la lithographie que publie le journal Der Adler pour présenter les têtes sculptées au grand public. Et en effet, à y regarder de près, il n'y a guère que Le doux sommeil paisible dont les yeux fermés et les traits reposés invoquent une forme de sérénité. Partout ailleurs dominent ces pupilles non incisées qui semblent révulsées, ces traits tirés, ces muscles tendus.
avec les quelques têtes qu'il a déjà sculptées et s'installe à Presbourg, où il se consacre presque exclusivement à la réalisation de ces visages. Messerschmidt souffre-t-il, alors, de troubles psychiques ? A mesure que l'on avance entre les têtes sculptées, la question se fait de plus en plus présente : là, des visages complètement rentrés dans leur cou ; ailleurs, des bouches scellées par d'étranges bandelettes. Et, présentée dans le catalogue mais trop fragile pour être déplacée jusqu'au Louvre, ultime pièce, étrangeté absolue : la tête au bec en albâtre, dont les traits sont si tendus qu'ils ne paraissent plus humains. 
