L`Intermède
electronic shadow, futurealismes, exposition, granet, musée granet, art numérique, yacine ait kaci, naziha mestaoui, numérique, virtuel, electronic, shadow, analyse, interview, biographie, parcoursLe futur à tâtons
C'est la première fois qu'un musée des Beaux-Arts s'ouvre amplement à l'art numérique. Avec Futuréalismes, les installations hybrides, mi-réelles, mi-virtuelles d'Electronic Shadow transforment le musée Granet d'Aix-en-Provence en un champ expérimental de 700 mètres carré. Rétrospective de dix ans de travail, cette exposition est aussi l'occasion de présenter de nouvelles pièces comme Le Cristal de Personnalité ou Le Pavillon des métamorphoses du duo de designers, qui poursuit son exploration sur écran de mondes parallèles faits de couleurs et de lumière. 

Au début, chacun a son domaine bien défini. Yacine Aït Kaci, réalisateur français, est en charge de la conception d'un DVD consacré à la visite virtuelle du Louvre. De son côté, Naziha Mestaoui, architecte belge, essaye d'intégrer l'image dans l'architecture, réfléchissant à la façon dont les technologies modèlent la perception de la structure urbaine. Elle gagne ainsi un concours lancé par la ville de Thessalonique et en construit le projet d'axe central. Deux formations différentes mais complémentaires, et surtout des problématiques communes amènent ces deux artistes et artisans à se rencontrer, après une longue correspondance par mails. Dès les premiers échanges, ils ont la volonté de croiser leurs disciplines et s'interrogent sur l'intérêt des mutations de l'architecture dans l'ère digitale et dans le multimédia. En 2000, ils baptisent leur tandem : Electronic Shadow. 

Chacun apprend de l'autre dans un échange permanent, tant sur le plan des idées que sur celui des techniques. Et "tout s'imbrique, Yacine dessine autant l'espace public que moi j'interfère avec l'image", explique Naziha Mestaoui. Cette association entre espace et image se retrouve dans leur première oeuvre-manifeste, créée en 2003 : 3minutes² ; un espace clos qui prend vie par l'image projetée sur ses parois, se métamorphosant  perpétuellement selon les volontés de deux ombres, masculine et féminine : il se transforme tour à tour en salle de bain, cuisine ou salon en fonction de leurs besoins. Les designers conçoivent un habitat réduit dont les fonctions seraient déterminées par ses habitants. A l'immobilité de l'espace répond le mouvement de l'image, dont la platitude est compensée par le relief du volume. Pour créer cette pièce, Electronic Shadow a dû inventer une technique aujourd'hui brevetée : un seul vidéoprojecteur parvient à habiller toutes les facettes du lieu clos. Un projet-phare, pour le duo : "C'est la première oeuvre dans laquelle l'espace et l'image fusionnent, c'est-à-dire que l'espace établit l'image et l'image donne la fonction de l'espace", poursuit Naziha Mestaoui.

Aussi l'exposition se conçoit-elle comme "une sorte de laboratoire ouvert au public", dans lequel la perception du monde est continuellement remise en question. Le va-et-vient entre arts et techniques, numérique et analogique met à mal la démarcation habituelle entre art contemporain et création technologique. Ici, pas question de rester à bonne distance des oeuvres : il faut au contraire s'approcher, se déplacer, effleurer parfois. Electronic Shadow attend du visiteur qu'il soit "spect-acteur" et entre dans les oeuvres, en tant que silhouette ou reflet, comme dans H2O où une présence extérieure est requise pour qu'une ombre masculine apparaisse dans un décor qui se métamorphose en permanence sous les gestes d’une silhouette féminine. Cette apparition n'interfère en rien dans le quotidien en noir et blanc de la femme, mais donne l'image de deux solitudes superposées. A ce spectacle s'ajoute le reflet du spectateur, aperçu dans un large miroir, créant ainsi une réalité hybride.

De fait, nombre d'installations utilisent l'interface virtuelle et numérique, mettant en scène la fusion de l'imaginaire et de la technologie dans l'avenir. C'est ce qu'Electronic Shadow appelle le "futuréalisme", cette "mise en scène tangible d'un futur et d'un imaginaire possible" : "En faisant fusionner l'espace, l'image et le réseau, nous construisons ce que nous appelons des réalités hybrides", indique Yacine Aït Kaci. La métamorphose de l'environnement nécessite en général un protocole d'accès. Il est la plupart du temps matérialisé par un point d'ancrage, une sorte de zone de téléportation où chaque visiteur doit se placer pour accéder à de nouveaux mondes et à de nouvelles significations. Une autre pièce, Focus, se présente ainsi sous la forme de trois lames verticales entre deux miroirs mettant en scène le cycle du feu naturel. Ce n'est que lorsqu'une présence corporelle entre dans le cercle de lumière que ce cycle se métamorphose et cède sa place à celui du feu domestiqué, permettant alors de lire l'oeuvre comme un double poème sur les correspondances entre nature et culture : flammes, braises et fumées font écho au feu originel du soleil.

Tout comme l'ombre naît de la rencontre entre la matière et la lumière, l'ombre électronique - ou "electronic shadow" en anglais - est le produit d'une hybridation du réel (l'espace physique) et du virtuel (l'image et l'interactivité). Chaque être a désormais un double numérique constitué de chiffres, de codes descriptifs et de données personnelles, duquel il ne peut se séparer. C'est l'extension virtuelle du corps physique, un avatar qui peut être presque indépendant ou que l'on peut, à l'inverse, utiliser pour en faire un prolongement du réel. Les deux designers intègrent ainsi à l'espace son extension numérique. Ex-îles interroge notamment les notions de lien et de territoire avec l'aide du visiteur : placé à l'extrémité d'un bassin en plexiglas rempli d'eau, il est projeté par l'intermédiaire d'une silhouette qui nage, jusqu'à l'autre "île", celle du virtuel, de laquelle sont expulsées des lignes déclenchées par des connections internet qui se meuvent elles aussi en sens inverse. Réalité physique et réalité numérique se fondent donc, rendant visible un lien immatériel et imaginaire entre présence physique et base de données en ligne. Cette installation illustre la volonté d'Electronic Shadow de redéfinir le concept de territoire dans une vision qui dépasse les frontières géographiques et politiques : l'espace virtuel, bien qu'immatériel, devient ici concret. Il n'est plus qu'une simple extension du territoire. Il s'agit d'élaborer des scénarios pour de nouvelles sociétés, de montrer les nouvelles réalités possibles grâce aux technologies modernes.

Ainsi le musée Granet offre-t-il un parcours dans des utopies mettant en jeu le corps et les sens. Il s'agit d'user de tous les moyens techniques de l'ère numérique pour élargir le champ du possible et imaginer le monde futur. Les installations que propose Electronic Shadow ne sont pas encore envisageables au moment où elles sont conçues, mais peuvent faire figure de prototypes, grâce au laps de temps de plus en plus court, aujourd'hui, entre la conception imaginaire et sa réalisation concrète. C'est pourquoi les deux artistes se voient comme une "force de proposition". En somme, leur travail se rapproche d'une certaine partie de la science-fiction, anticipant les possibilités techniques sans s'arrêter à la technologie du moment. C'est ce qu’ils appellent l' "art-fiction". Au coeur de leur pratique, l'interactivité permet d'osciller entre plusieurs réalités parallèles, d'avoir plusieurs points de vue sur un même objet. L'installation n'est pas conçue "comme une finalité en soi, mais comme une oeuvre en construction permanente".

La sculpture-vidéo qui ouvre l'exposition, The Bride, illustre cette idée : un vidéoprojecteur éclaire partiellement une robe de cuir blanc - conçue par le designer de mode Crstof Beaufays - posée sur un buste noir sur pied. Cette lumière changeante, plongeant progressivement certaines parties de la sculpture dans l'obscurité, modifie ses contours afin de rendre visible un processus régressif : au fur et à mesure, le corps fantomatique féminin disparaît pour redevenir un simple vêtement qui, lui aussi, retourne peu à peu à l'état de matière - le cuir. Ce jeu de lumière, qui se termine par un embrasement, retrace un cycle sans fin et donne le ton de l'ensemble de l'exposition : une illustration permanente du principe qui veut que "la vérité est un point de vue". Une autre pièce, intitulée Static Smoke, joue sur cette même idée : une sculpture de plâtre sert de support à la lumière, que la projection d'une fumée blanche vient habiller en s'enroulant autour d'elle. Mais peu à peu, le rythme de la fumée se ralentit, jusqu'à ce que l'image s'immobilise et révèle la proximité de ces formes que seule la rapidité du mouvement différenciait. Ce qui apparaissait alors comme un buste féminin pourrait aussi bien être la photographie d'un nuage de fumée. Electronic Shadow pose la question des différents états de la matière, de la durée et du mouvement définissant la perception humaine, montrant combien le temps conditionne la compréhension du monde.

La dernière création du tandem, Le Pavillon des Métamorphoses, lui permet de franchir un nouveau palier technique. Ce pavillon de verre Privalite de 16 mètres carré a la propriété de pouvoir modifier son opacité sur un signal électrique : il peut donc devenir totalement transparent quand il est vide, ne s'illuminant que lorsqu'un visiteur s'y aventure. Par cette synchronisation entre matière et lumière, l'installation apparaît comme le réceptacle de combinaisons infinies. La pratique plastique d'Electronic Shadow prend donc une nouvelle orientation, où l'hybridation cède sa place à la fusion. Un nouveau champ d'expérience s'ouvre à Yacine Aït Kaci et Naziha Mestaoui : c'est avec les techniques d'impression en volume, ou prototypage rapide, qu'ils essaient désormais de progresser dans la fusion entre matériel et immatériel.
 
Christel Brun-Franc
Le 15/03/11

Futurealismes, jusqu'au 24 avril 2011
Musée Granet
Place Saint Jean de Malte
13100 Aix en Provence
Tlj (sf lun) 12h - 18h
Tarif plein : 4 €
Tarif réduit : 2 €
Rens. : 04 42 52 88 32
 
Exposition : Discords - L`architecture norvégienne de 1945 à 1965 au National Museum - Architecture d`Oslo, en Norvège, jusqu`au 3 avril 2011 Exposition : L`antiquité rêvée au Musée du Louvre, jusqu`au 14 février 2011.