La condition humaine
A sa mort en 1948, Emanuel Vigeland, frère du célèbre sculpteur norvégien Gustav Vigeland (1869-1943), laisse à la postérité une oeuvre mystérieuse, mêlant piété chrétienne, mysticisme darwinien et considérations monistes. Tous ces courants et toutes les contradictions du personnage se fondent en une fresque gigantesque et souterraine dans son mausolée à Oslo, où reposent ses cendres.
Au milieu de la journée, la lumière blanche du ciel engloutit Oslo et illumine l'allée du numéro huit de Grimelundsveien. Le bâtiment en brique qui se dresse ici a gardé la marque des trois fenêtres frontales de ce qui devait être, à l'origine, un lieu d'exposition pour les oeuvres d'Emanuel Vigeland. Un serpent de fer forgé se noue autour de la poignée, dont la queue ondule en hauteur jusqu'à une inscription en latin qui marque l'entrée dans le monument funéraire. "
Quicquid Deus creavit purum est" : "
Tout ce que Dieu a créé est pur", citation qui témoigne de l'interprétation toute personnelle qu'Emanuel Vigeland fait des propos de Paul. Alors que ce dernier déclare que "tout ce qui vient de Dieu est bon", faisant référence à la nourriture, Vigeland remplace "bon" par "pur" et la nourriture par l'acte d'aimer. Illustration immédiate avec les motifs de trois couples, placés les uns au-dessus des autres, dont l'étreinte est tantôt timide, tantôt passionnelle. En plaçant cette citation à l'entrée de son mausolée, Emanuel Vigeland anticipe les possibles réactions de rejet face à l'érotisme de son oeuvre. Mais l'artiste insiste : son intention n'est pas irrévérencieuse envers le Créateur. "
Si vous vous sentez offensé à la vue d'un corps humain nu, alors reprochez à Dieu sa création, si vous en avez l'audace", avertit-il.
Ici, Vigeland dicte sa propre mesure à
toute chose puisque, qu'il le veuille ou non, le visiteur doit plier le genou, baisser la tête, courber le dos pour aller plus loin. Et, sans le savoir, il vient de faire une révérence sous la pierre qui contient les cendres de l'artiste. Une dévotion que ce dernier veut totale, lui qui a laissé une série d'instructions à sa mort et imposé ses règles pour pénétrer dans ce sanctuaire. Ainsi la lumière reste-t-elle délibérément faible, obligeant l'oeil à attendre, le temps que la pénombre se dissipe et que les formes et les couleurs se dessinent, peu à peu, sur les murs voûtés. Une variation de tons roses, beiges et ocres se mélange à une déclinaison de brun, vert et noir. Lentement, de l'entremêlement infini de membres, le regard distingue des corps d'hommes, de femmes, d'enfants. Nus, tous. Une assemblée d'Adam et d'Ève et le fruit de leur union ? Une représentation métaphorique de l'humanité à ses débuts ? Le paradis ? L'enfer ?
Réalisée pendant près de vingt ans,
Vita est, au sens propre du terme, l'oeuvre d'une vie. Bien qu'en constante évolution, cette fresque colossale porte le sceau de l'Art nouveau et du courant symboliste, deux mouvements qui ont marqué durablement Emanuel Vigeland pendant ses études. La profusion des détails, la nature envahissante, les visages aux traits impersonnels et les chevelures blond vénitien qui bordent les courbes des corps humains sont autant de réminiscences de ces écoles, avant qu'il n'entame une carrière principalement dédiée à l'art religieux. Né six ans après son frère, en 1875, Emanuel Vigeland est cadet en âge mais aussi en gloire. Aujourd'hui, peu nombreux sont les Norvégiens qui connaissent ses vitraux teintés, ses retables ou ses chandeliers de fer forgé ornant diverses églises à travers le pays. Rares sont ceux qui peuvent lui attribuer la fameuse constellation de sculptures de
la Vierge avec la Licorne dans le centre-ville de Bergen, ou qui savent qu'il avait été envisagé pour réaliser les fresques murales du hall d'accueil de l'Université d'Oslo, avant qu'
Edvard Munch ne remporte l'appel à projet et exige la destruction du travail déjà effectué par Vigeland. C'est parce que l'artiste a connu un parcours sans éclat que sa fresque
Vita paraît d'autant plus énigmatique, elle qui s'affranchit des dogmes qu'il a suivis sa vie durant, poussant les représentations sexuelles et sexuées à leur paroxysme.
Ainsi les corps se fondent et se confondent-ils tous. Un homme serre de son bras droit une femme contre sa poitrine, tandis qu'un autre enfouit sa tête entre ses cuisses, elle-même s'accrochant au postérieur d'une autre. Plus loin, une femme s'abandonne à son compagnon, une autre enlace tendrement une amie, un homme porte un autre qui embrasse sa dulcinée dans le cou. Interminables enlacements, assemblages, aussi loin que le regard porte le long du mur droit. Et si l'obscurité laissait des doutes, les quelques huit cents esquisses retrouvées par hasard dans le grenier du mausolée lors d'une panne d'électricité les ont complètement effacés : Emanuel Vigeland a peint dans les années 1930 et 1940, aidé parfois de sa compagne et de son fils, tous deux également peintres, une oeuvre jugée choquante pour son époque.
Sur le mur opposé, une ribambelle de bambins accompagnés de leurs mères font de joyeuses cabrioles. En couronne, ils s'agglutinent autour de femmes au travail, auxquelles font écho les statues placées le long du mur. L'une, coupée au bas ventre, recentre le regard sur les contractions musculaires d'un accouchement. L'autre figure une mère épuisée mais sereine, laissant reposer son nouveau-né sur son ventre. Un cycle éternel se perpétue ainsi dans le mausolée de Vigeland, où les squelettes mêmes ne sont plus synonymes de mort. Au contraire : eux aussi copulent, au-dessus de l'entrée. Et de leur union s'élève un essaim d'enfants aspiré par les hauteurs. L'artiste, qui s'est représenté non loin, le pinceau à la main, laisse libre la lecture de ce monolithe enfantin dont les contours ne sont pas sans rappeler l'obélisque sculpté par son frère Gustav, et qui trône au milieu du parc qui porte son nom à Oslo. S'ils ont deux parcours très différents, les deux frères, soumis aux mêmes influences, se rejoignent dans leurs oeuvres respectives. Car leur héritage chrétien - clairement assumé par Emanuel, qui baptise ses fresques
Tomba Emmanuelle, en hommage à la Renaissance italienne - est enrichi d'éléments plus contemporains, comme la philosophie darwiniste et une forme d'ésotérisme scientifique.
De fait, dès son plus jeune âge, Emanuel Vigeland est imprégné des textes bibliques. Son père s'inscrit dans le mouvement piétiste, d'inspiration luthérienne, qui traverse le Sud de la Norvège à la fin du XIXe siècle. Figure éminente du village où la famille vit, le père d'Emanuel et Gustav organise des lectures de la Bible, et le cadet accompagne souvent sa mère aux réunions animées par des pasteurs laïques connus pour leurs sermons fondés sur l'emploi d'images dramatisées, en particulier de l'enfer qui attend ceux qui ne vivent pas une vie vertueuse. Et Vigeland, devenu adulte, ramène à la vie ces visions d'horreurs dans
Vita. Mais il ne se contente pas de reproduire les traditionnelles représentations du Péché originel : il y mêle dans un même mouvement des considérations monistes.
Courant initié par le biologiste allemand Ernst Haeckel qui contribue largement à la diffusion de la théorie évolutionniste en Allemagne, le monisme se veut un point de rencontre entre le religieux et le scientifique, concevant les lois de la nature comme une incarnation de Dieu. Il n'y a plus de séparation entre Dieu et le monde. Tout est un et a son origine dans une même substance primitive, ce qui s'oppose à la conception chrétienne qui distingue la vie matérielle et le monde spirituel. Ainsi Emanuel Vigeland met-il en scène, avec habileté, des figures qui, dans leur désir ardent et compulsif de procréer, se dévouent pieusement au Tout-Puissant. Dès lors,
Vita ne peut plus être considérée comme blasphématoire, mais comme la mise en image d'un ésotérisme moniste où une entité supérieure est symbolisée par le soleil. Mentionné à l'entrée, Dieu est bien présent dans son absence. Le regard, et en un sens la pièce, gravite autour de la seule source de lumière picturale : ce rayon qui illumine un homme portant fièrement deux nourrissons, symbole de force, de fertilité, de vie. Les figures qui flottent dans cet espace atemporel et qui s'adonnent en extase à la force de toute chose n'ont plus de religion, de culture, de lieu ou d'objet. Elles sont, dans toute la force de leur être.