SEUL AU MONDE
"Ce que j'ai été faire en Afrique du Nord ? Voici trente-cinq ans que je me le demande. Evidement j'ai fait une bêtise en quittant Paris. Je voulais me faire oublier et je crois avoir réussi au-delà de mes espérances." Célèbre en Tunisie sous le pseudonyme d'Abdou-'l-Karim Jossot mais méconnu en France, tour à tour caricaturiste aux pinceaux acérés, orientaliste atypique, affichiste à succès ou écrivain satirique, Gustave Henri Jossot (1866-1951) ne s'est guère donné de répit. Du désir de "décortiquer les tares d'une société dans laquelle le mensonge est roi" à l'abandon de la caricature lors d'une retraite solitaire en Orient, c'est l'oeuvre de ce génie misanthrope, aux partis pris aussi radicaux que fluctuants, que la bibliothèque Forney, à Paris, invite à redécouvrir jusqu'au 18 juin.
"Je vis en dehors du troupeau ; je vous fuis tous, vous, vos bergers et vos chiens. J'ai dit adieu à tout ce qui vous passionne ; j'ai rompu avec vos traditions ; je ne veux rien savoir de votre société maboulique ; ses mensonges et son hypocrisie me dégoûtent. Au milieu de votre fausse civilisation je m'isole ; je me réfugie en moi-même ; je ne trouve la paix que dans la solitude." C'est avec une telle déclaration, publiée dans un article du Banquet du 30 avril 1939, que, douze ans avant sa mort, Henri Gustave Jossot rompt définitivement avec une société qu'il a toujours abhorrée.
Individualiste de toujours, il commence à se faire connaître dès 1894 par des caricatures d'un genre particulier : tour à tour proche de ceux qu'il appelle les "symbolos" et les expressionnistes, il reprend et détourne les codes artistiques des uns et des autres. Dans son premier album, Artiste et bourgeois, il publie des dessins cocasses sur les poètes, les peintres ou les musiciens symbolistes, dont il ridiculise les prétentions et les choix esthétiques. Sorti des pages de cet album, un peintre se tourne vers son congénère avec cette réplique en sous-titre : "Pour mes tons de chairs, je ne veux plus désormais employer que deux couleurs : le vert et le violet." Et non seulement Jossot utilise les couleurs vives susnommées, mais il reprend aussi aux peintres symbolistes l'usage quasi systématique de l'arabesque dans le dessin des figures. Un an plus tard, il s'attaque directement à Paul Gauguin, parodiant dans Ils iront tous au paradis le célèbre Christ Jaune (1889). Quand il exécute ce dessin, Jossot, comme une partie des peintres symbolistes, s'est réfugié en Bretagne. Mais contrairement à ses confrères, le caricaturiste ne s'attache pas à encenser les moeurs simples et la beauté des autochtones. Dans son dessin, les villageois qui étaient en extase devant le Christ jaune se transforment en mégères grimaçantes et en hommes abrutis entourés de cochons.
Le mythe d'une Bretagne paradisiaque n'est pas la seule cible : ceux qui affichent une vertu, une intégrité ou une bonté de façade sont tout autant dans le viseur de Jossot, qui ne supporte pas d'être né dans une famille bourgeoise, jusqu'à dire de son propre père : "Il devint un bourgeois, le pire des bourgeois. Jamais je n'en ai connu un pareil." Anticonformiste, Jossot dénonce l'hypocrisie et l'absurdité des conventions sociales en prenant pour thème les attitudes proscrites par la bourgeoisie. L'image d'un homme de la haute société et une femme au ventre fortement arrondi est légendée : "Tu devrais pourtant comprendre qu'un comptable de chez Potin ne peut pas épouser sa blanchisseuse !" Une image d'autant plus ironique que, tombé amoureux de la lingère de sa famille, Jossot n'hésite pas, lui, à la prendre pour femme.
Dès lors qu'il fustige la société de plus en plus violemment, son style lui-même s'en trouve modifié. Le cerne noir que l'on distinguait dans ses premiers dessins devient de plus en plus épais, les couleurs sont travaillées par aplats et les élégantes arabesques du début se muent en courbes presque anguleuses. Les dessins de Jossot confinent bientôt au monstrueux. Et c'est bien ce qu'il cherche, reprenant l'idée de Shakespeare que le beau est le laid. Il produit alors quelques dessins de masques, de monstres et de créatures étranges pour lesquelles la critique demeure sans interprétation. Mais il transpose surtout ces traits dans ses dessins caricaturaux. Les personnages auxquels il s'en prend désormais, à l'image de ceux de l'album Sales gueules, n'ont pour visages que des masques aux expressions exacerbées et aux traits déformés par d'immondes rictus. C'est que "par la seule magie de son crayon, [le caricaturiste] torture les traits du modèle jusqu'à ce qu'ils reprennent leur véritable expression […]. Du masque de la vertu le caricaturiste extirpe l'impudicité ; celui de la bonté prend sous sa main un caractère féroce ; il substitue le rictus au sourire, la peur au courage, la crapulerie à '’intégrité…"
De là, ses attaques se radicalisent et se focalisent sur ce qui constitue les trois piliers de la société de l'époque : la religion, la justice et l'armée. Dès 1896, c'est principalement dans le journal satirique L'Assiette au beurre, dont il réalise plusieurs albums, ainsi que dans des contributions pour les journaux libres-penseurs L'Action et La Raison, que Jossot fait paraître les dessins par lesquels il dénonce la "mascarade sociale". Il s'indigne d'abord des "âneries" débitées par le clergé, de son hypocrisie et du rôle que l'Eglise cherche à jouer en politique. A une époque où l'affaire Dreyfus est dans tous les esprits et où l'anticléricalisme monte en puissance, Jossot dessine des hommes d'églises fats, fainéants, assimilés à des porcs. Sur un dessin, c'est un prêtre au ventre proéminent et au visage flasque qui se vautre dans un fauteuil ; plus loin, des religieux conduisent un cortège d'oies. Cette Eglise, Jossot la méprise d'autant plus qu'il réprouve son rôle actif dans la colonisation et sa complaisance avec l'armée. "C'est à coups de fusils qu'on enfoncera les idées chrétiennes dans ces sales caboches noires !", écrit-il en-dessous d'un prêtre et d'un militaire regardant deux autochtones, sur une planche dans Les Temps nouveaux de juin 1906.
Autre uniforme pris en grippe : celui de l'armée et de la police naissante. Quand, une foule de manifestants aux poings levés surgit au fond de l'image, au premier plan, les gardiens de la paix s'adonnent à un véritable massacre. Un gendarme aux yeux exorbités et à la lèvre grasse étrangle une jeune femme. A côté, l'un de ses acolytes met un jeune homme à terre, tandis qu'un autre lève le poing sur un homme au visage terrifié. Là encore, affirme Jossot, l'armée ou la police n'agissent pas seules : elles sont soutenues voire dirigées par la Justice. Dans l'album Les Tapinophages (comprendre "ceux qui dévorent les humbles"), Jossot dessine un juge dont le visage rouge à l'expression haineuse est sous-titré : "Si l'armée travaillait davantage dans les grèves, elle épargnerait bien de la besogne à la magistrature." Jossot ne s'en prend jamais à des individus en particulier : il dénonce des institutions qui ne sont pour lui que mascarade, amour inconsidéré de l'ordre, obstacle à l'intelligence et entrave à la liberté individuelle. "Je ne sais si c'est l'effet de l'isolement ; mais je deviens plus anarcho que jamais et toutes les fois que je songe à la Société, j'ai envie de dégueuler."
Cette société qu'il décrie, Jossot en joue pourtant. Notamment quand, à partir de 1894, il se lance dans la création d'affiches publicitaires et signe des contrats avec l'usine Saupiquet et l'imprimeur Victor Camis : "Dans quatre ou cinq ans, les bonnes iront acheter une boîte de sardines chez l'épicier et se rappelleront, non pas mes immenses placards et encore moins ma signature mais le nom du produit que mes affiches auront gravé dans leur tête. […] N'en déplaise aux collectionneurs, les affiches ne sont pas faites exclusivement pour eux. Avant eux il y a le négociant ou l'industriel pour qui la réclame est faite. C'est lui qui commande et qui paie." Ne pas y voir pour autant un paradoxe : Jossot n'abandonne ni le style qu'il s'est forgé, ni sa verve satirique. Ainsi de l'affiche qu'il crée pour Saupiquet, dont le succès n'a d'équivalent que son degré de sarcasmes : dans une parodie de la Cène, Jossot rassemble cinq célébrités de l'époque, parmi lesquelles Henri Rochefort, Yvette Guilbert et Sarah Bernhardt. Chacune des deux femmes mange langoureusement une sardine et Rochefort, connu pour sa lubricité, se retrouve au centre d'une scène aux sous-entendus sexuels à peine voilés. Et le détournement va jusqu'à figurer les consommateurs en âmes mortes, enspectres aliénés aux têtes de mort affublées d'une couronne mortuaire dans une publicité pour du Cointreau. Comme le notent Michel Dixmier et Henri Viltard, commissaires de l'exposition, "seules des raisons d'ordre économique et psychologique semblent devoir expliquer ses motivations profondes. Dans ses mémoires, l'artiste ne cache pas le plaisir de voir son oeuvre prendre des dimensions 'colossales' et envahir le territoire nationale."
Une acidité qui ne va croissante avec le temps : "Cette sacrée question sociale est insoluble et le restera tant que les hommes resteront bêtes et méchants, ce qui peut durer encore quelques temps" et autres "je vomis les classes dirigeantes et les classes dirigées me dégoûtent" se font de plus en plus présents dans le discours de Jossot, qui décide finalement de partir vivre en Tunisie. La caricature cède le pas à une série de lavis à l'encre et d'huiles sur toiles figurant les paysages et peuples d'Afrique du Nord. Dans ces oeuvres orientalistes, Jossot continue d'utiliser ce cerne noir qui lui est propre, mais joue dorénavant sur les effets d'ombre et de lumière avec son pinceau. Lui qui avait déclaré en 1905 : "si j'arrive un jour à peindre passablement je me foutrais de la caricature, car la peinture c'est vraiment passionnant", semble cette fois avoir trouvé sa voie. C'est aussi à cette époque que, par inspiration mystique et pour soutenir les velléités d'indépendance de la Tunisie, Jossot se convertit à l'Islam et commence à signer Abdou-'l-Karim Jossot, "l'esclave du Généreux".
Mais son indépendance d'esprit le rattrape, et l'artiste constate que l'Islam n'est pas dénué des défauts qui lui avaient fait abjurer la foi catholique. Il va jusqu'à prôner, dans un de ses essais, les lois de L'Evangile de la paresse... C'est donc sans surprise qu'il reprend le crayon, dans les années vingt, pour recommencer à publier dessins de caricature et écrits satiriques. Aucune concession n'est possible : "S'il se trouve des trous-du-cul qui n'apprécient pas ma technique, ils pourront se faire servir autre chose."
Jossot, caricatures. De la révolte à la fuite en Orient, jusqu'au 18 juin 2011
Bibliothèque Forney
Hôtel de Sens
1 rue du Figuier
75004 Paris
Mar-sam : 13h-19h
Tarif plein 6 €
Tarif réduit 4 €
Rens. : 01 42 78 14 60