
AVANT DE PEINDRE, Paul Klee (1879-1940) passait toujours une heure à jouer du violon. Retrouver des échos de cette pratique musicale dans ses toiles, tel est l'enjeu de la rétrospective consacrée à l'artiste allemand à la Cité de la musique, à Paris, jusqu'au 15 janvier. Croisant partitions et toiles, l'exposition témoigne de la façon dont, chez Klee, le tracé devient une ligne mélodique. Il faut le voir pour l'entendre.
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Par Julien Walterscheid-Finlay
"CELA NE TE DÉRANGE PAS, je
l'espère, que je te rappelle ce thème charmant", écrit-il dans une lettre datée du 21 septembre 1903 à Lilly Stumpf, future madame Klee. Cette phrase est chapeautée des premières notes de la 8e sonate de Beethoven en sol mineur. De fait, tout au long de sa vie, le travail de Paul Klee s'est articulé autour de questions formelles qui avaient la musique comme référence. Il a désiré réussir en peinture ce que Bach et Beethoven ont accompli en musique : permettre à l'art pictural d'arriver à un certain idéal polyphonique qui élèverait la peinture vers un âge d'or. Cette démarche passe donc par des expérimentations techniques et stylistiques fortement inspirées, si ce n'est orchestrées, par les sons. C'est notamment le cas de ses tableaux exécutés entre 1921 et 1929, dans la lignée du Bauhaus où il approfondit ses recherches sur la transposition des principes de l'écriture musicale en peinture. Témoin, les toiles Fuge in Rot et Töpferei, toutes deux de 1921, où la superposition des formes, élancées par des courbes répétées, donnent un effet de mouvement, de vibrato pictural. Les couches de peinture s'étagent comme s'enchaînent les thèmes en musique. Klee analyse leurs principes structurels et tente d'en trouver une équivalence dans une oeuvre d'art visuelle, représentant ainsi le mouvement comme d'autres le joueraient. "Ingres aurait organisé le repos. J'aimerais pour ma part organiser le mouvement", écrit-il dans la Théorie de l'art moderne.
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Une progression métronomique
L'ORGANISATION DU MOUVEMENT est un long processus, que l'exposition présente chronologiquement, avec une division allant de 1898 à la mort de l'artiste, en six périodes. En musique, une période est une phrase musicale composée de plusieurs membres. Ses couleurs, ses thèmes forment ses périodes, qui sont à chaque fois multiples et évolutives, partant du pinceau avec ses gravures de jeunesse pour arriver sotto voce à des oeuvres schématiques et condensées, fruits des investigations formelles dont la peinture est le laboratoire d'une nouvelle approche. Le parcours donne à voir le cheminement et la recherche du peintre, dans lesquels le groupe munichois Der Blaue Reiter (Le Cavalier Bleu) d'une part, et le Bauhaus d'autre part, occupent une place prépondérante.
ORGANISÉ AUTOUR de Wassily Kandinky, Frank Marc et August Macke, le groupe de Munich défend le concept de la couleur pure, allant jusqu'à l'abstraction. La teinte n'est plus l'outil, mais devient le sujet. Ainsi Klee théorise-t-il les pouvoirs de la ligne et des pigments : les couleurs résonnent entre elles comme les sons se renvoient leurs échos. Ses compositions, vers 1930, sont plus amples et aérées. Les couleurs y sont accrochées sur un noir primaire et dialoguent entre elles. Et chacune doit défendre sa juste place entre luminosité et densité, pour arriver à un équilibre polychromatique - et donc polyphonique - tout comme chaque note évolue en fonction de celle qui la précède et la suit. Das Licht und die Schärfen (La lumière et les arrêtes, 1935) illustre tant cette vibration de la couleur que l'équilibre chromatique que Klee veut atteindre. Il y a dans la rencontre entre le vert et le bleu un écho de rouge qui s'entend au loin. "Il s'agit d'obtenir un mouvement visible de flux et de reflux en mettant aux prises le clair et l'obscur, et ceci implique un recours énergique aux deux pôles", écrit l'artiste. Tout comme la musique pure, qui est exclusivement instrumentale, la quête de la couleur pure fait des toiles de Klee des peintures qui n'ont pour référence qu'elles-mêmes.
SA DÉCOUVERTE de l'oeuvre de Robert Delauney conforte son projet idéaliste. Le travail du peintre français abstrait est voisin de celui de Klee : il recherche également une harmonie picturale, où les couleurs se passeraient des objets. Au sujet de Delauney, Klee écrit qu'il produit un "type de tableau autonome, vivant, sans motif de nature d'une existence plastique entièrement abstraite. Un organisme formel avec sa respiration vivante, presqu'aussi éloigné d'un tapis que l'est une fugue de Bach." Klee cherche à élargir, par le détour de la musique, les moyens formels de la peinture afin de donner vie à une création qui ne répondrait que d'elle-même.
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Le ton des choses
POURTANT, LES OEUVRES de Klee restent avant
tout des peintures. Il ne s'agit pas de peindre la musique mais, comme le définira Kandisky, de faire "dialoguer les arts". La virtuosité de Klee se dévoile ainsi dans sa capacité à imbriquer toutes sortes de couleurs, dans des proportions différentes, au sein de formes plus ou moins anarchiques. Bien que différentes et difformes, elles se mélangent pour ne bientôt former plus qu'un tout supérieur à leur simple somme. Elles forment ainsi une mélodie au sens premier, c'est-à-dire une harmonie issue de plusieurs sons disparates. Aussi la musique est-elle vecteur d'inspiration plus que matière première de la pratique picturale. Elle est une source d'exploration comme tant d'autres, et la pluralité des registres des tableaux de Klee témoignent de cette quête esthétique.
UNE DÉMARCHE que la maladie rattrape lorsque se déclare en 1935 une sclérodermie qui l'empêche de pratiquer le violon et entraîne un geste schématique, un tracé économe. En témoigne La lyre expressive, où la ligne est elliptique, vaporeuse. L'une de ses dernières séries, Eidola, met en scène des musiciens à l'aspect spectral qui semblent ne faire qu'un avec leur instrument, comme possédés par lui. Alors que dix ans plus tôt, il quittait le Bauhaus pour l'Académie de Düsseldorf, où il donnait ses cours autour de la ligne, des tons et de la composition, Klee développe désormais ce procédé de la peinture lignée, du tracé, par défaut plus que par choix, limité par les contraintes de la maladie. Mais ses dernières créations reflètent davantage une simplicité épurée. La souffrance de l'artiste nourrit son art, le rendant encore plus abstrait et proche d'une auto-reflexivité.
TEMPORISER LES TEINTES est au coeur de la réflexion théorique de ce peintre qui pense le travail des couleurs en termes de temporalité et qui cherche à jouer ainsi de leur résonances. Le travail théorique se mue dès lors en apprivoisement de la surface limitée de la toile, le temps devenant espace. Un temps qu'a su pleinement utilisé l'artiste en produisant plus de neuf mille œuvres de tous genres, par des
techniques et des procédés divers. Seule une partie est révélée au public de la Cité de la Musique à l'architecture rouge posée sur une surface verte, maestoso.
J.W.-F.
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à Paris, le 24/12/2011
Paul Klee - Polyphonies
Jusqu'au 15 janvier 2012
Musée de la musique – Cité de la musique
221 avenue Jean Jaurès
75019 Paris
Mar-Sam 12h - 18h
Dim 10h - 18h
Tarif plein : 8 €
Tarif réduit : 5 €
Rens. : 01.44.84.44.84
Crédits et légendes images
Vignette sur la page d'accueil : Paul Klee Burg 1, 1923, [Château fort 1] Aquarelle et crayon sur papier sur carton 26,5 x 24,5 cm Kunsthaus Zürich
Image 1 Vassily Kandinsky Zweiklang, 1928 [Double sonorité] Encre de Chine et gouache pulvérisée sur papier, 32,4 x 48,9 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne – Centre de création industrielle, legs de Nina Kandinsky en 1981 Vassily Kandinsky © Paris, Musée national d'art moderne – Centre Georges Pompidou, Collection Centre Pompidou
Image 2 Paul Klee Fuge in Rot, 1921 [Fugue en rouge] Aquarelle et crayon sur papier sur carton, 24,4 x 31,5 cm Suisse, collection privée, en dépôt au Zentrum Paul Klee, Berne. © Berne, Zentrum Paul Klee (Peter Lauri, Berne / ABMT, Universität Basel)
Image 3 Paul Klee Fenster und Dächer (gelb-rot), 1919 [Fenêtres et toits (en jaune-rouge)] Huile et plume sur papier sur carton, 32,2 x 25 cm Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen- Pinakothek der Moderne. ©Blauel/Gnamm - ARTOTHEK
Image 4 Paul Klee Jugendl. S.Portrait, 1910 [Autoportrait juvénile] Plume et pinceau sur papier sur carton, 17,5 x 15,9 cm Berne, Zentrum Paul Klee, donation Livia Klee. © Berne, Zentrum Paul Klee (Peter Lauri, Berne / ABMT, Universität Basel)